Le titre à lui seul dit la beauté de la traversée, son « temps qui dure et fulgure ». Dans ces Mémoires passionnés et passionnants, riches de portraits et d'anecdotes,
Marc Alyn, outre son histoire (enfance sous l'Occupation, années d'apprentissage, premières amours, service en Algérie, jeunesse désargentée, activités nourricières…),
nous livre l'essentiel de ce qui l'a toujours nourri : la poésie, l'amour, l'art, l'amitié, la curiosité, cet « immense appétit de savoir », la ferveur, le partage. On découvre le poète plongé à différents âges de sa vie dans l'effervescence de la création, « fourmi cosmique s'efforçant de démêler le sens de l'énigme à l'aide de ses seules antennes ».
La couverture
nous le montre photographié en 1972 dans les vestiges de Byblos au Liban, cliché qu'il intitule L'envol du somnambule tant il lui semble vivre à cet instant une expérience fondatrice qui déterminera toute sa vie (il a alors 35 ans). « Satori, coup de foudre, illumination ? », le voici magiquement entré au coeur
Du Livre, dans « la présence du verbe intimement mêlé à la matière ». de cette « immersion initiatique » quasi mystique naîtra sa grande trilogie
Les Alphabets du feu, reconnue comme l'une de ses
oeuvres majeures, (édition définitive revue et corrigée, le Castor Astral 2018), véritable remontée aux sources de l'Écriture.
Entre mythe et merveille, le Liban, « lieu de toutes les genèses, annonciades et épiphanies » à « l'odeur forte de chasse spirituelle », l'attendait depuis toujours car ses frontières, « diaphanes comme le voile d'Isis, jouxtent l'infini. » Il y rencontrera l'amour dans la personne de la poète
Nohad Salameh, un sentiment de complétude où chacun devient l'autre sans se renier, et ainsi il renaîtra à lui-même après un parcours semé d'embûches : divorce d'avec sa première épouse, déménagement d'Uzès, période de vaches maigres, éloignement contraint d'avec Nohad, guerre du Liban, puis cancer du larynx, maladie cardiaque, interventions chirurgicales… Si le temps est un faucon, le poète, lui, est un phénix, infatigable oiseau solaire qui veille sous son « humble lampe » avec celles et ceux qui « accroissent de leur silence l'étendue du champ des étoiles sans attenter à la majesté de l'obscur. »
L'Orient, à la force originelle saluée par Rimbaud, le porte aux frontières du visible et de l'invisible : « […] ce pays en partie imaginaire n'en finit pas de déployer des espaces qui ne figurent pas sur les cartes. » Et qu'a-t-il fait d'autre depuis sa naissance, le petit Rémois
Alain-Marc né Fécherolle, qu'arpenter les grandes étendues pleines pages, que de peupler sa solitude des cartes murales « veinées de fleuves bleus » de Vidal de la Blache ? Que de déchiffrer « le texte flamboyant du monde », l'imagination étant le plus sûr voyage pour un enfant retiré dans son « château intérieur protégé par les loups » ? Celui-ci n'avait-il pas déjà vibré in utero en écoutant s'affoler le coeur de sa mère aux aventures de Fantômas ?
Destin scellé dès l'origine pour ce fils éponyme de Marc Allain, bientôt rebaptisé
Marc Alyn par le frère aîné ou comment se laisser « engendrer » par un prénom qui transcende l'oeil et l'espace. Bientôt, sous la protection de
Baudelaire, l'amoureux des signes au coeur inassouvi prendra feu, corps et âme, « au fil de l'écriture ». À bord de son « tapis volant », « en partance sur le fil du rasoir », il se sentira grandir dans une exigence d'être qui l'animera toute sa vie.
Cette exigence intérieure, désir et liberté, à laquelle
Marc Alyn s'est donné « en dépit de toutes les entraves et du décousu de l'existence », ne s'est jamais démentie. On en prend la mesure dans la création foisonnante de l'écrivain, plusieurs fois récompensée par les plus grands prix dont le
Max Jacob à 20 ans et plus tard le Goncourt de la poésie en 2007 (cf. page wikipedia) :
poèmes, romans, essais, critiques, chroniques, chansons, traductions, livres pour enfants, revues, direction de collections, éditions, jurys littéraires, organisation d'expositions… Cette vie intense, entièrement dédiée à l'écriture et à la rencontre, flux et reflux, se nourrit de nombreux voyages en France, en Orient, à Venise, en Slovénie, en Bosnie… ainsi que de solides amitiés avec d'autres écrivains et artistes qui le définissent en creux, par touches successives.
Parmi ces grandes voix, figure celle, inaugurale, de
François Mauriac. L'académicien prix Nobel reconnaît en ce jeune poète de 23 ans une sorte de « petit-frère » « survivant d'une race » qu'il croyait disparue. « Affinité élective » très forte, cette rencontre en annonçait bien d'autres :
André de Richaud, « grand imprécateur promis au bûcher »,
Lawrence Durrel, extravagant génie des eaux « fluctuant et méditatif », friand d'ésotérisme,
Pieyre de Mandiargues, « équilibriste sur un fil de feu », le peintre
Mario Prassinos, frère de Gisèle, « être de désir en prise directe avec les forces primordiales de la terre », le cévenol
Jean Carrière, lauréat douloureux du Prix Goncourt 1972 pour L'Épervier de Maheux,
Roger Caillois, à l'humour « incisif et véloce »,
Claude Roy, l'ami fidèle toujours prêt à offrir son aide… Ces chapitres du livre (qui en compte dix-sept) sont un véritable bonheur pour les passionnés d'histoire littéraire car ils y découvrent de l'intérieur la création poétique d'un demi-siècle ô combien fertile : une aventure de respect, d'admiration et de complicité, la création étant le fil d'Ariane le plus authentique entre ces écrivains et artistes si différents l'un de l'autre. À ces auteurs mythiques il conviendrait d'ajouter les poètes de l'aventure Seghers et de la collection Poésie/Flammarion qu'initia
Marc Alyn : un catalogue ouvert qui « mettait en lumière des voix issues d'horizons différents, voire opposés ».
Dans ce parcours de reconnaissance placé sous le « signe des Poissons » en « connivence aquatique et astrologique », n'oublions pas le très émouvant portrait du peintre franco-chinois T'ang Haywen, avec qui
Marc Alyn était lié par « de subtiles affinités spirituelles ». Rencontré en 1960 à Venise, cet « alchimiste de l'encre » vécut son art jusqu'à sa mort en 1991 dans une solitude « en marge de la vie réelle ». L'occasion de
nous ressourcer dans les
oeuvres de ce « calligraphe d'instinct et métaphysicien par goût » qui avait choisi de vivre « en harmonie avec les exigences de sa vocation » dans un art sans contrainte où il pouvait évoluer librement.
« La mort ne met pas fin à nos rêves », dit un jour le peintre en reprenant le volant de sa vieille 2 CV après son séjour à Uzès. Ajoutons à cette pensée de sage taoïste que l'âge est une illusion. Dans ses Mémoires qui couvrent 81 ans de sa vie, depuis son aventure in utero à son présent parisien,
Marc Alyn,
nous enchante de sa plume pleine de vitalité, de lucidité, d'intelligence, de jeunesse et de sourire − une belle élégance de coeur et de pensée. Il est resté tel qu'en lui-même, rayonnant de cette énergie vive, toujours neuve, qu'on appelle poésie. Poète amoureux du sacré de la vie, il suffit de le suivre au plus près pour respirer son souffle heureux.
Une aile d'ange refermant l'ouvrage, je ne peux m'empêcher d'imaginer la toile qu'aurait peinte le discret et profond T'ang Haywen s'il avait pu lire les Mémoires de son ami : un paysage ouvert, crépitant d'ombre et de lumière, soulevé d'odeurs intactes.