Voilà. Nous y sommes. Remarquez, nous y sommes déjà n'est-ce pas ? Mais, là, avec Charlotte Doror, nous y sommes vraiment. le curseur est poussé plus loin, le retour en arrière est désormais impossible, ce qui nous pend au nez et nous est conté régulièrement ad nauseum se produit ostensiblement. Je parle du réchauffement climatique.
Les eaux ont monté à tel point qu'une ville comme La Rochelle est submergée. Lors des grandes marées seuls les étages des immeubles émergent ainsi que les phares si emblématiques de cette belle ville charentaise, notamment le phare rouge du Bout du monde, réplique du phare issue du roman éponyme de
Jules Verne. La Rochelle est vidée de presque tous ses habitants, seuls de pauvres hères, notamment les vieillards, les malades, les plus démunis, celles et ceux ne pouvant pas se déplacer, sont restés et vivent au gré des marées dans des odeurs de moisissures, de salpêtre, d'humidité crasse. L'armée a pris le contrôle de la ville, les militaires côtoient les conscrits, ces personnes pacifistes qui se sont portées volontaires pour aider, apporter un peu d'éducation aux enfants, acheminer les vivres et les médicaments en barque aux impotents. Janvier est de ceux-là. Dans la plus extrême solitude, il aide donc, remontant en barque les rues noyées et ressassant la dispute avec son frère qui l'a poussé à quitter la ferme familiale en Lozère et à venir ici. Il aurait dû reprendre la ferme familiale pourtant. Au lieu de vivre reclus sur les eaux, il devait vivre reclus au milieu des brebis. de cette retraite en milieu quasi apocalyptique émerge une curieuse douceur humide, une étrange beauté de fin du monde, un charme suranné de palais vénitien dans le silence suspendu d'une ville endormie, capitonnée…
« Pendant les grandes marées, quand il s'endort le soir, il ressent encore en fermant les yeux le poids de son corps sur la barque, le glissement léger, le sillon éphémère laissé derrière lui, sur lequel il se retourne de temps en temps, le bruit des objets flottants, le plastique surtout, qui cogne sur la barque, celui des rames qui s'enfoncent dans l'eau brune. Des bruits doux, assourdis par l'eau mais qui résonnent délicatement, épurés, dans le silence alentour, comme les cloches d'une église en pleine campagne ».
Le jour où la ville, gangrenée par un virus, un variant d'Ebola sans doute, est évacuée manu militari, Janvier décide de rentrer chez lui malgré l'obligation de rester confiné dans un immense gymnase. Des centaines de kilomètres le séparent de sa mère et de son frère, distance qu'il va parcourir à pied et en vélo, en fuyard, sur les chemins de Charente et de Corrèze, des centaines de kilomètres enfin hors de l'eau où les tempêtes, les nombreux incendies, l'afflux de réfugiés climatiques, le repli identitaire et les attentats écologistes, les coupures d'électricité, le manque d'essence, les rationnements, la désinformation le disputent à la volonté fantasmée des gens de poursuivre une vie normale, volontairement inconscients ou délibérément aveugles face à l'extrême gravité de la situation. Des centaines de kilomètres où les conséquences du réchauffement climatique le disputent à la douceur du Cantal où la vie semble immuable, inchangée, où quelques traces de neige éternelle sont porteuses d'espoir. Une France aux distances soudainement distendues, où le littoral inondé, les épidémies consécutives, sont racontés dans le reste du pays avec la même distance que l'on prend pour évoquer les drames des pays lointains, « les tragédies des pays exotiques ou des civilisations anciennes ».
« Ses pas font comme une musique qui s'accorde avec le rythme de son souffle et celui de son coeur. Depuis longtemps, il n'avait pas entendu le bruit de son pas, seul, sur une route. Plus d'un an. Son pas chez lui, oui, mais c'était alors le paquet qui grinçait. C'était un pas d'intérieur, un pas domestique. Son pas dans La Rochelle, oui, mais le sol humide et poisseux engourdissait tous les sons. C'était un pas inaudible. Et là, régulier, résonnant, talonnant : c'est une marche ».
Dans une ferme du Cantal il fait la connaissance d'Adèle, frêle et mystérieuse femme qui lui offre le gite et le couvert en échange de son aide. Partagé entre l'appel du voyage vers sa terre natale et les promesses ambivalentes que dessine ce nouveau foyer, Janvier est bientôt rattrapé par d'encombrants compagnons d'infortune avec lesquels il doit surmonter ses instincts premiers, il doit composer, s'ouvrir et changer de points de vue. Alors que le monde est en train de s'écrouler, Janvier tente de se construire par lui-même, loin de sa famille et de ce frère dominant, en prenant des décisions et en écoutant son coeur. En faisant confiance. J'ai aimé cette ambivalence, cet antagonisme de la vie qui éclot en prenant son temps, en plein marasme. Cet entrelacement du temps long de la vie campagnarde selon les rythmes des saisons, de la vie des bêtes et des gens, à l'urgence extrême qui se joue par ailleurs pour sauver l'Humanité.
Le style est particulier. Les phrases sont courtes, nerveuses tout en étant poétiques sans fioriture et sans pathos pour autant. Un style direct qui sied bien à ce road movie, ce roman initiatique dans lequel le retour entravé fait irrésistiblement penser à l'Odyssée d'
Homère. Ce livre est troublant car son côté dystopique semble si proche, si réel, si peu dystopique précisément. C'est la réalité dans une dizaine d'années, une vingtaine d'années, si le réchauffement climatique continue sur sa lancée. C'est troublant. Très troublant. Pas un livre post-apocalyptique mais bien « un apo »… Un apo où sauver sa peau permet de faire peau neuve…Et en même temps, le livre comporte une réelle beauté venant atténuer son côté effrayant. Une lecture que j'oserais qualifier de nécessaire.
Tout au long de ma lecture, l'évocation des grandes marées a fait remonter en moi la chanson de
Bernard Lavilliers. Comme une envie de poser un extrait de cette chanson qui date et qui résonne étrangement tant les conséquences du réchauffement climatique ont un impact politique :
« Les rues n'ont plus de recoins, plus d'angles morts
Ça facilite les rapports de force
Il n'y a plus d'amoureux, plus de bancs publics
Nous sommes éternellement bronzés
Notre vocabulaire est réduit à 50 mots
Nous branchons nos sexes dans le secteur
Et nos spermatozoïdes sont calibrés et placés dans des banques
Ils servent de monnaie d'échange aux eunuques qui nous gouvernent
Notre société d'abondance fait merveille, il n'y a plus qu'une classe
Quoiqu'en y réfléchissant bien il y en ait une autre
Mais il est déconseillé de réfléchir
Nous ne faisons plus jamais l'amour, sauf de temps en temps
Avec les gardiens qui nous surveillent
Le mien est frigide
C'est la grande marée, la grande marée, la grande marée
La grande marée, la grande marée, la grande marée »
Merci à @Domm33 pour m'avoir donnée envie de découvrir ce premier roman de Charlotte Doror que je ne suis pas prête d'oublier !