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LA VIE BON TRAIN / PROSES DE GARE
Dès les vacances les liquettes et les shorts sont portés de plein droit, conformément au régime d’été. Les tenues ressorties ont l’air encore neuf quand surgissent hors des trains, peu rompus au soleil, les corps dans leurs maillots qui soulignent tout leur blanc. Les vêtements rétrécis ou débordés par les chairs ont cédé la place à la peau. Elle refait surface, abondante, en paires de seins, de bras, en ventres et en dos, version estivale. Des nus bardés de sangles et de bretelles. Parés pour le bain de mer, les enfants grimpent avec leurs seaux, leurs pelles, des bouées en forme de canard autour du cou, et le sac isotherme, et les mères. Tout le prêt-à-porter des plages. Ce sont les mêmes au retour qui reviendront hâlés, alourdis d’épuisettes et de coquillages. Les mêmes avec les marques du bronzage qui révèleront, par défaut, ce que furent les vacances : les cyclistes aux fronts blancs à hauteur des casquettes, les chevilles pâles des randonneurs à la place des chaussettes, et puis le hâle irréprochable des bords de plage. L’intégrale.
Côté rue / C
Qui ne dit mot dit non désormais dans la rue, les yeux seuls démentent le silence de
la bouche, on devine aux regards alentis l’orientation des pentes, des désirs par
où s’enfuient chaloupées lentement les ombres, le fleuve des amours en peine dans
un coin d’Île-de-France où tarde le ciel de traîne jusqu’à la nuit.
Vers cinq heures du matin, fin de la fête, rires d’averse, tu rentres à pied par les rues
anthracite entrelacées d’âmes grises tôt levées pour aller au travail ou s’en retourner
dormir. Les yeux se croisent, échangent leur sommeil en retard contre un regard
différentiel, le vent se coule dans les cous, les cheveux, faits et gestes, excentriques
mots oniriques, rien qu’une rue unique où s’engouffre soudain le zef.
croisée des aubes
p.14
Côté Seine / D
Le bleu outremer entre les quais l’emporte sur le vert trouble en usage, mais c’est
rare, certains matins médaillé d’or gris sale qui flirte avec l’azur, le soir rendu aux
reflux du sang.
Où les yeux fouillent, perdus dans un amas d’eau rouille, impossible de lever la tête
aimantée par le vert-de-gris, à cracher du Pont-Neuf tout un après-midi sans
troubler le fil continu qui n’a loisir de s’affranchir ici du temps qui coule, côté
ouest, du temps qui passe et file, sauf en aval où il hésite à en découdre et soudain
boucle, dénoué, finit en mer.
le temps s’attarde
p.8
Côté rue / B
Il y a des phrases entendues en l’air dans la rue attrapées qui perdent leur éclat sur
le papier pour quelque raison obscure — ou de grammaire — alourdissant,
ralentissant tout.
Ces pesées du verbe à l’air libre, erronées par les circonstances (la voix qui le
portait, le beau temps, les plumes, un verre d’alcool liquéfiant tout), feront des
regrets longtemps dans un carnet, que cette phrase, comme elle fut dite, jamais sur
le papier ne vole.
phrases en l’air
p.13
Côté Seine / F
Les vieux Rimbaud à pied s’en repartent le long du fleuve en hâte — où ils
pourront —, à remonter les quais tumultueux de la Seine vers l’est jusqu’aux
sources de leur jeunesse, belle lurette, avec dans la besace, non plus les poches,
l’attirail amoureux des mots gris, des notes, des croquis, des revers d’enveloppe
enfouis aux côtés de papiers dits naguère d’identité — lointaine enfance — et
contre la douleur, des médicaments.
Ils passent en plein soleil sous le pont d’Austerlitz qui enjambe le fleuve à sens
unique et entrent dans son ombre où déjà des ombres habitent au frais l’été, l’hiver
à l’abri, puis en silence éconduits s’en vont, à la clarté du bord surexposés, pieds
poudreux, presque effacés.
les vieux Rimbaud
p.10
mortelles pâmoisons
Le soir bien exposé à la terrasse d’un café cramois, exta-
sié, on meurt comme il fut de bon ton jadis en Italie d’en
finir, entré en religion dans la pénombre des musées, interdit
-Ah !- devant quelque tableau, cette mortelle pâmoison
continuant de sévir d’identique façon dans le désir des corps
aimantés par la lumière quand déambule la colonne de
Juillet, beau platane d’or et de vert-de-gris, un mouvement
des hanches – la vie – et qu’on en meurt.
Côté rue / A
À la fenêtre du premier le soir éclairée d’un rideau rouge, un spectacle se joue
derrière le manteau d’arlequin, conférant aux intérieurs connus, communs, une
allure de théâtre.
On y surprend, plus souvent devine, entre chien et loup des scènes de genre, de
ménage, de la tendresse quand le jour baisse — acte un — sans qu’un seul des
acteurs en ait pris la mesure, tiré l’étoffe pour se mettre à l’abri de son propre jeu,
s’effacer du monde, sous les chandelles n’être plus visible aux yeux des occupants
de la rue qui passent, quand l’embrasure s’éteint, à d’autres pièces.
fenêtre en deux actes
p.12
Côté Seine / E
Les remous sont rumeurs après passage des ventres endurcis de goudron qui
soulèvent de longs clapotis d’eau sale jusqu’aux prochains avalants
— l’engloutissement, c’est le mot, incluant cet engouement du flot pour le vide.
Après l’afflux des premières métaphores — la péniche au soc noir labourant la
Seine — le regard s’affûte et devine les copeaux que le caisson plat du bateau
rabote, varlope, puis repart en mer, force huit mollissant à peine.
Ici la Seine est mauvaise, et mal partie la traversée des feuilles sous le vent trop
frontal qui confère aux épouvantails du pont cette allure agitée, bras en l’air, ou
métaphysique. Et nul embrun ni corne de Notre-Dame.
agitations métaphoriques
p.9
Côté Seine / B
Grise, ennuyée, amoureuse, la Seine a des velléités de mimétisme avec la ville qui
la porte et réciproquement, une attirance ancienne qui les relie.
Indivis à jamais, aucun d’eux, les noms de Paris et du fleuve, n’en peut changer
sans mettre un terme à son tout, la partie imbriquée dans les reflets de l’autre — un
même ciel où fluctue leur sens.
Des mètres cubes de mémoire en charrient l’alliance quand par endroits la fluidité
du matériau qui ressemblait jusqu’alors à du sol, c’est le sable extirpé sous l’eau à
ciel ouvert. L’apparition des remous indique en dessous le trou qui se referme à
rebours du temps amassé dans le lit, le lent niveau qui monte.
Paris s/Seine
p.6
promenade amère au jardin public
C'est à la forme du pépin qu'on devine
l'allure du fruit à venir à son tour,
la même pulpe amère qui l'aura porté
parmi d'autres pépins d'orange ou de citron, tétins
qui font les seins des tableaux accrochés haut
dans les musées au soleil encore vert
ou écrasant de chaleur après l'orage
quand l'ocre fruit gisant sur le gravier
est mûr, tombé maintes fois depuis que l'arbre
en surplomb du jardin attend — vanité des mains —
une vague cueillette, un saisissement, vieil enclos
autrefois cerné d'eau, presque une histoire de
paradis terrestre après rachat devenu public,
où il fait bon aller comme on effleure
de l'épaule un agrume, un jasmin — senteurs
d'éther et de citrons pourris par terre
jour et nuit qui exhalent.