Thuret s'était lui aussi interrogé sur la double nature de ces végétaux animés. Il s'avouait fort déconcerté par "la présence de cils vibratiles", finissant par lâcher : "L'extrême analogie des animaux et des végétaux inférieurs ne permet pas de tracer une ligne de démarcation précise entre les deux branches du règne organique. À mesure que l'on descend l'échelle des êtres les caractères distinctifs des végétaux et des animaux tendent à s'effacer, et l'on arrive enfin à ces productions ambiguës que l'observateur hésite à classer d'un côté plutôt que de l'autre." Les "production ambiguës", ces êtres intermédiaires, se trouvent au cœur de la réflexion d'Odilon Redon.
Goutte d'eau
« Peintre, allez donc voir la mer. Vous y verrez les merveilles de la couleur et de la lumière, le ciel étincelant. Vous sentirez la poésie des sables, le charme de l’air, de l’imperceptible nuance. Vous en reviendrez plus fort et remplis de grands accents. Poètes, allez voir ce rivage. Vous aurez à chanter le mystère de l’infini. Vous aurez sur ces bords la forte solitude… »
Odilon Redon
« Dans une simple goutte d’eau s’évoquait un pullulement inattendu et prodigieusement varié. Annelés fusiformes, munis de cils vibratoires, protoplasmes sphériques, formes changeantes, sans relâche grouillant, se tordant, surtout s’entre-dévorant. »
André Mellerio
Le prix indécent de 450 millions de dollars atteint par le Salvator Mundi, tableau en fort mauvais état dont l'attribution à Léonard de Vinci demeure discutée, en dit long sur la folie qui a gagné le commerce de l'art.
En observant un fœtus humain, ne voit-on pas le même processus à l’œuvre : une molécule mousseuse se transformer en éponge, qui devient un têtard, suivi d’un hippocampe, d’un gardon, d’un petit lézard, d’un oiselet sans ailes, et pour finir d’un joli ouistiti ? Des organes sont esquissés avant d’être abandonnés, d’autres se développent. La chaîne du vivant qui s’est déroulée sur des milliards d’années se répète en quelques semaines : si l’on arrêtait la formation d’un fœtus humain à ses débuts, on obtiendrait une sorte de poisson.
« La matière huileuse contient un maléfice. Elle subjugue, elle retient obstinément devant le chevalet, chaque jour avec un nouveau tourment, et avec un nouveau ferment. »
Odilon Redon
Thuret s’était lui aussi interrogé sur la double nature de ces végétaux animés. Il s’avouait fort déconcerté par la « présence de cils vibratiles », finissant par lâcher : « L’extrême analogie des animaux et des végétaux inférieurs ne permet pas de tracer une ligne de démarcation précise entre les deux branches du règne organique. A mesure que l’on descend l’échelle des êtres les caractères distinctifs des végétaux et des animaux tendent à s’effacer, et l’on arrive enfin à ces productions ambiguës que l’observateur hésite à classer d’un côté plutôt que de l’autre. » Les « productions ambiguës », ces êtres intermédiaires, se trouvent au cœur de la réflexion d’Odilon Redon.
Lichens et coraux transforment « l’estomac contracté » de leurs polypes, accouchant de « placenta et d’œuf », d’où sort une « fleur mobile, la jeune et gracieuse méduse ». Elle-même forme hésitante : « Elle se repent d’une liberté si hasardeuse, elle regrette l’état inférieur, la sécurité de la vie commune… Mais cette vie végétative est si ennuyeuse qu’à la génération suivante, elle s’en émancipe encore et se relance au hasard de sa vaine navigation. Alternative bizarre, où elle flotte éternellement. Mobile, elle rêve le repos. Inerte, elle rêve le mouvement. »
Michelet
[…] Redon s’avance donc dans la révolution darwinienne avec « prudence », par « le gommage des allusions » et « l’ambiguïté de ses lithographies ». C’est probablement ce qui le sauve. Dans sa laideur consommée, son inquiétante étrangeté, la monstruosité même qu’il préfère ne pas désigner ainsi, l’artiste ne cherche pas l’expulsion de l’autre. Jamais il n’excite la détestation, ni même ne sollicite le rejet. Tout au contraire, il propose d’étendre à tous ces difformes la « compassion souffrante », la « large pitié douloureuse » dont parle son ami Mellerio.
Dans sa Philosophie de l’Art, Taine estime que les « productions de l’esprit humain, comme celles de la nature vivante, ne s’expliquent que par leur milieu. » Et, « de même qu’on étudie la température physique pour comprendre l’apparition de telle ou telle espèce de plantes… de même il faut étudier la température morale pour comprendre l’apparition de telle espèce d’art, la sculpture païenne ou la peinture réaliste, l’architecture mystique ou la littérature classique, la musique voluptueuse ou la poésie idéaliste. »