Citations de Stona Fitch (67)
Tout homme parvenu à un certain âge doit se résigner à la futilité de son existence. Cela conduit, chez certains, à la prise de conscience de toutes les années perdues et provoque une dépression, et chez d'autres à la nécessité de donner du sens à ce qu'ils ont fait jusque-là. Appartenant à la seconde catégorie, je me répétais que mon travail chez IBIS avait permis à des centaines d'entreprises américaines de trouver des partenaires en Europe et avait ainsi généré des milliards de dollars en échanges commerciaux.
Je venais d'apercevoir pour la première fois la machine complexe qui m'avalait déjà lentement, et avec cette révélation imposée le monde m'apparaissait soudain comme un leurre, un faux-semblant destiné à masquer les rouages véritablement à l'oeuvre loin derrière moi.
Tout homme parvenu à un certain âge doit se résigner à la futilité de son existence. Cela conduit, chez certains, à la prise de conscience de toutes les années perdues et provoque une dépression, et chez d’autres à la nécessité de donner du sens à ce qu’ils ont fait jusque-là
Les gens sont toujours captivés par la souffrance, du moment que ce n’est pas la leur. Il y a même un mot pour désigner cela. Un mot allemand, bien entendu… Schadenfreude. Prendre plaisir au malheur des autres. C’est un besoin aussi ancien que l’humanité.
C’était une fraction de temps venue d’une autre ère. La récolte oubliée jusqu’à la toute fin du mois d’août, quand les raisins explosent de jus comme si les vignes célébraient la victoire, elles aussi. Dès la première gorgée le vin s’était dévoilé à moi dans toutes ses nuances lentement séparées par l’âge.
Chaque chose en son temps.
Notre mariage traversait une phase d’assoupissement, lui aussi. Quand le désir s’étiole, il laisse un vide que d’aucuns comblent en ayant des enfants, d’autres des aventures extraconjugales.
« Presque fini ! s’est exclamé Barbenoire en pesant de plus belle sur moi. J’ai vu le Docteur revenir, toujours armé de ses pinces mais cette fois avec dans la main droite le fer, dont le cordon traînait au sol derrière lui. Ses yeux étaient impassibles sous son masque. On aurait cru qu’il cherchait simplement à réaliser au mieux une tâche qui lui avait été confiée.
Une explosion de souffrance. Ma langue brûlait dans toute sa longueur. Il a fait un pas en arrière et j’ai vu que les pinces gardaient entre elles une fine couche de peau qui pendait en ondulant comme une anguille. J’ai entendu le bol tinter lorsqu’il l’a jetée dedans. Je hurlais. Le sang a giclé contre les bords en Inox. Je sentais ma langue battre contre mes dents sous mes cris.
De la gauche, il a donné encore un coup sec et la douleur à la base de la langue est devenue intolérable. Là, il a abattu la pointe du couteau d’un mouvement descendant, tel un serveur levant les filets d’une truite.
Nin est venue s’agenouiller devant moi, élevant le bol sous mon menton dans une position presque rituelle. Son regard passait rapidement de mon visage au saladier puis au Docteur. En voyant ses yeux s’élargir soudain, j’ai découvert le long couteau de boucherie qu’il tenait maintenant dans sa main droite.
Quand le Docteur les a tendues vers moi, ouvertes, j’ai crié à nouveau et il en a profité pour attraper le bout de ma langue. Impossible de la dégager. Il l’agrippait avec une telle force que j’ai cru un moment qu’il voulait me l’arracher de la bouche. Malgré le tranquillisant, mon cerveau était en ébullition.
Il tenait dans la main droite une paire de pinces aux poignées caoutchoutées, comme celles dont on se sert pour servir des pâtes ou des asperges. Nous avions exactement les mêmes à la maison mais la vue de cet objet familier ne m’a pas rassuré.
Les yeux braqués droit devant moi, j’ai vu le Docteur s’approcher, un demi-sourire sur ses traits figés
J’ai continué à ruer jusqu’à ce que le Docteur sorte de son sac deux bandes de caoutchouc terminées par des attaches métalliques, comparables à celles que nous utilisions pour attacher notre kayak sur le toit de la voiture chez nous, en Virginie, souvenir qui m’a paru aussi étrange que ridicule. Rapidement, le Docteur a entravé mes chevilles et les a attachées aux pieds de la chaise tandis que Barbenoire me plaquait encore plus fermement contre le dossier. L’aiguille s’est enfoncée dans mon avant-bras et une sensation de chaleur est montée lentement dans mon épaule.
En même temps, il a passé les deux mains au-dessus de mes épaules pour saisir les bras de la chaise, m’emprisonnant dessus. Je me suis débattu mais je ne pouvais qu’agiter mes jambes, sans effet. Je suis sûr que je n’ai pas cessé de crier, alors, des « non ! », « arrêtez ! », « laissez-moi ! », qui sortaient tout seuls de ma bouche et que je n’entendais pas. Il n’y avait qu’un rugissement continu dans mes oreilles.
« Je vous suggère d’accepter cette injection avec une grande reconnaissance, a chuchoté Barbenoire. C’est un simple analgésique, destiné à vous aider. Estimez-vous heureux : nous ne sommes pas des amateurs. »
Le Docteur a fouillé sa sacoche. Il en a retiré une seringue qu’il a soigneusement remplie avec une ampoule de liquide translucide. Sourcils levés, il l’a tendue devant moi comme s’il m’offrait un quartier de fruit ou une cigarette. J’ai refusé d’un signe de tête. J’ignorais son contenu mais il ne pouvait rien m’apporter de bon, j’en étais certain.
Il a maintenu la pression du fer un moment. Mes paupières se sont fermées devant tout ce qui était en train d’arriver dans cet appartement inconnu, quelque part en Belgique au milieu d’un après-midi sans fin. J’ai abandonné la pièce livide pour me transporter à la ferme et marcher par les sentiers dans les bois touffus, les feuilles d’érable formant un épais tapis sous mes pas, toute souffrance ayant quitté ce monde.
L’incendie de douleur a fait rage, à nouveau. De la fumée est passée devant mes yeux, une odeur de viande au barbecue est montée dans mes narines.