Sophie Delaporte - Visages de guerre, les gueules cassées de la guerre de Sécession à nos jours
Le film Diên Biên Phu révèle plusieurs points de rupture par rapport aux
précédentes oeuvres de Pierre Schoendoerffer, écrites ou filmées. Le plus
évident se situe au niveau de l’échelle choisie.
Plutôt que les hommes d’une section, le réalisateur retient une dimension bien plus large en s’attachant à croiser des fragments de vie. Ainsi émergent trois jeunes officiers : la figure du Breton, le capitaine Jegu de Kerveguen ; celle du Vietnamien rallié, le capitaine Ky ; celle d’un artilleur resté sans nom. À ces figures s’ajoutent un chirurgien, un pilote, un capitaine de l’état-major portant un bandeau noir à l’oeil, enfin un « rat » de la Nam Youm.
Geneviève de Galard, convoyeuse de l’air, incarnation du mythe de l’infirmière à Diên Biên Phu, occulte néanmoins la présence des prostituées appartenant aux deux « bordels ambulants » du camp, qui fonctionnaient depuis le début de la campagne : car les difficultés d’évacuation par air n’ont pas permis de les soustraire à la bataille. Transformées en « infirmières », celles-ci s’efforcèrent de soulager les blessés en leur apportant de petits soins – renouvellement des pansements, toilette – et un peu de réconfort par leur présence. D’origine vietnamienne pour la plupart, elles n’ont pas échappé à la captivité et se sont retrouvées avec les combattants du corps expéditionnaire sur la route des camps. D’après le récit fait par le chirurgien Grauwin mais recueilli beaucoup plus tard et de manière indirecte, elles auraient été rossées, puis affamées. Elles n’auraient cessé de crier à leurs bourreaux qu’elles étaient françaises, jusqu’à ce qu’elles reçoivent, l’une après l’autre, une balle dans la nuque. L’une d’entre elles aurait cependant survécu. Les autres ont été totalement oubliées, y compris par le réalisateur, par excès de pruderie peut-être, excès d’hagiographie sûrement.
Les historiens ne se sont encore que trop peu intéressés à la manière dont ces survivants ont basculés dans le temps de paix, à la manière dont ils s’étaient ou non arrangés avec les souvenirs de la guerre, pour se réadapter à la vie civile, eux qui avaient passé, comme Laby, plus de quatre années à soigner des blessés de guerre dans des conditions inimaginables.
Une balle avait traversé son visage du haut vers le bas, dessinant un large sillon partant de la base du nez et se perdant dans ce qui lui restait de menton, complètement emporté, la langue sectionnée, les dents éparpillées. Il dégoulinait de sang et de salive mêlés. Il ne pouvait plus articuler un mot, ses tentatives se perdant dans une sorte de « greu, greu ». Jamais Narcisse n’oublierait cette face hideuse. Dans son regard il pouvait lire toute la détresse humaine. Il avait beaucoup de mal à respirer, des esquilles, bouts de dents et de mâchoires, étaient passées par la gorge. Il fallait ouvrir la trachée pour le faire respirer.
Fernand était indemne de toute blessure,mais Narcisse avait remarqué que quelque chose dans son regard avait changé,comme un voile,comme une distance avec le reste du monde.Lui aussi sans doute avait changé après cette folle et première journée de combat