Sous l'Ancien Régime, la fabrication passait par un circuit très particulier, que déterminait l'appareil extraordinairement compliqué et méticuleux des règlements corporatifs. il fallait d'abord acheter soi-même l'étoffe de son habit chez le drapier, prendre ensuite chez le mercier accessoires ou enjolivements, et remettre le tout à son tailleur. Celui-ci, après avoir pris les mesures, pouvait alors exécuter son travail suivant les normes [...] et selon les règles de coupe dictées par sa communauté.
L'immense clientèle de la friperie, cherchant à se revêtir à moindre frais, mais le mieux possible, devait promouvoir l'idée d'une production de vêtements neufs en grande série, fabriqués à l'avance et vendus à prix modiques.
Quant au relief du corps après la chute du corset, l'impératif de minceur et de longueur est désormais installé pour une longue carrière qui fait rendre l'âme au vieil idéal de la beauté plantureuse, en dépit d'un désir mâle qui ne l'oublira pas dans ses fantasmes hollywoodiens de pin-up rebondies, de stars mamelues et callipyges. Encore que celles-ci incarnent plutôt une sorte de compromis significatif, dont la rareté fait le prix : modernes, car elles répondent aux exigences de la jambe interminable, du ventre plat, du sein haut et de la grande bouche, mais traditionnelles, car elles conservent la générosité de certaines rotondités sous réserve d'être sévèrement circonscrites. Un renversement profond donc, connecté aux mutations majeures des rapports hommes/femmes, du travail et des loisirs, d'une société où les soucis diététiques et les modèles vestimentaires enjoignent ensemble à 'garder la ligne' à en faire l'horizon indépassable du corps socialement acceptable et symboliquement rentable, à en faire l'objet d'un nouveau culte, avec ses pénitents et ses renégats. Minceur active, volontariste, qui s'imposera au siècle contre la grosseur passive, fataliste, non sans fluctuer bien sûr à travers les cycles courts de la mode anatomique, de ses formes et des foyers tour à tour privilégiés. Les maigreurs de Twiggy succédant aux rondeurs de B.B., : les fesses moulées par le jean remplaçant les cuisses révélées par la mini-jupe, etc...
En supprimant ses enfers, notre époque supprime peut-être ses paradis. La conquête du nu, en tout cas, marque bien une défaite du sexe, de l'imaginaire et du symbolique ; le culte du corps, un facteur supplémentaire d'anxiété, d'incertitude et de frustration.
C'est qu'il s'agit moins de 'jouir sans entraves' que de se mettre en valeur sans faillir.
Ainsi, pour n'en rester qu'à l'évolution des représentations morphologiques, après les formes menues, effilées et fluetttes de la femme médiévale, s'ouvre une ère d'opulence anatomique, de graisse triomphante, de contours radieux, qui ne s'achèvera somme toute qu'au XXe siècle.
Produit social, produit culturel, produit historique, porteur et producteur de signes, le corps n'a jamais cessé de sens en changeant d'apparence.