Philippe Mesnard. Visiter un site mémoriel.
Nous tous, au bord de la tombe, au bord de notre chute, avant le dernier battement de cœur, nous donnerions notre réponse, nous montrerions pourquoi, pour quelle raison et pour quel dessein nous vivions et existions au cœur de l'enfer, à quelle fin nous respirions cette atmosphère de mort et d'anéantissement de notre propre peuple - voilà qu'elle était notre croyance.
(p. 186)
Au milieu de la masse des hommes gît étendue à terre cette femme en sa quête et son désir désespéré, son corps s'est abattu, le visage tendu vers la masse, et jusqu'à son dernier souffle elle a continué à chercher son mari dans la foule.
Et tout au fond là-bas, contre le mur du bunker, se tenait le mari, agité, sans répit. Son corps se haussait sur la pointe des pieds. Lui aussi cherchait sa femme nue, parmi la masse des hommes. Et quand enfin il l'a aperçue, que son cœur s'est mis à battre la chamade, ses bras se sont tendus vers elle, il a voulu se frayer un passage vers elle et s'est mis à crier son nom - le gaz s'est diffusé dans la salle, et il est resté figé ainsi, les bras tendus vers sa femme, la bouche béante et les yeux fixes, déments. Avec son nom sur les lèvres, son cœur s'est éteint, son âme a disparu.
Deux cœurs battaient là-bas à unisson, et, se cherchant et se désirant, ils ont trouvé la mort.
(p. 138)
Bientôt nous seront témoins, de nos propres yeux juifs nous devrons assister à notre propre destruction, voir cinq mille êtres, cinq mille Juifs, cinq mille vies en fleurs, vibrantes, palpitantes, au sang ardent, femmes et enfants, hommes jeunes et vieux, humains sans distinction de sexe ni d'âge, passer sous la schlague de criminels exercés, avec l'appoint de fusils, grenades et mitrailleuses, avec la complicité de leur sempiternel acolyte à quatre pattes, sauvage et enragé, le chien - et poussés, chassés, frappés à mort, de sorte qu'étourdis, abasourdis, ils courent à l'aveuglette dans les bras de la mort.
Et nous, leurs propres frères, devrons aussi prêter main forte, aider à les descendre des camions, à les mener au bunker, aider à les désahabiler, nus comme à leur naissance. Et une fois qu'ils seront fin prêts, aider à les escorter dans le bunker - dans la tombe - de la mort.
(p.122)
Un fil d'or se filait, il a été rompu en plein milieu.[...] Deux cœurs filaient entre eux un fil d'or, le pirate est venu et l'a cruellement rompu en plein milieu..
Quels savoir-faire et quelles possibilités les rescapés ont-ils mobilisés pour transcrire la violence radicale dont-ils ont fait l’expérience ? Comment s’y prennent les écrivains et artistes : quelle est leur boîte à outils, quelles lectures les ont nourris, quelles sont les ressources culturelles aux quelles ils font appel ? Quel est le programme ou la visée de leur œuvre ?
une interrogation sur la capacité d’une culture à inclure dans la sphère du sens une violence dont les principes étaient tout entiers mobilisés pour la détruire définitivement