« L'éclatant soleil de cette matinée de dimanche printanier n’empêche pas Marseille de frissonner sous le fouet cinglant du mistral.
Sanglé dans une redingote noire de bonne coupe , le haut - de- formé enfoncé sur la tête , un homme d’une trentaine d’années descend à grands pas la Canebière , une lourde valise à une main , une sacoche plus légère à l’autre . »
Occupée à un va-et-vient incessant, une foule compacte manipulait à longueur de jour les marchandises les plus variées. D'où sortaient-elles ? Où allaient-elles ? On aurait été bien en peine de le dire. Mais on les voyait s'amonceler sur les trottoirs en gigantesques pyramides incertaines ; tandis que, jusqu'à la tombée du crépuscule, les véhicules à l'allure de ferraille et à la limite de l'effondrement couraient le long des ruelles. Et quant le couvre-feu sonnait on se demandait par quel miracle chacun réussissait à s'éclipser aussi rapidement. (p. 310)
Dans l'esprit des Vietnamiens, les Tay, les Occidentaux, ne prennent femmes, concubines, servantes, que pour utiliser leur docilité et assouvir des besoins sexuels qu'ils supposent considérables. On les sait prêts à les abandonner dès qu'ils rentrent en France. Celles qui acceptent de s'unir à des Blancs sont méprisées. Jalousées aussi. A l’époque du mariage de ma mère, nul n’a compris pourquoi cette fille de famille se mésalliait de la sorte. Si encore son mari avait été administrateur des colonies ou riche banquier, mais jeune commerçant à ses débuts, cela frisait la déchéance.
« Printemps1859: L’entrée du Némésis dans l’océan Indien est saluée par la mousson d’hiver.
De violents coups de vent soufflant du nord- Est déchirent le grand hunier et secouent le navire.
L’estomac chaviré , la plupart des passagers se précipitent vers la lisse .
Les esprits et les corps sortent assommés de l'épreuve.
Durant les brèves accalmies , certains se distraient en chassant le cancrelat.....
D’autres somnolent sur un pont accablé de soleil ..... »
Le Poulpe frappe le journal du dos de la main :
– ... C'est écrit là, dans ton Torche-Matin, trente-sept meurtres, cent dix-sept attentats ou tentatives d'attentats en 2011 et 2012. Pas mal pour une population de trois cent vingt mille têtes.
— Affaires privées !
— Qu'est-ce que ça veut dire ?
— Que ça ne regarde personne d'autre que les gens concernés.(page 14 et 15)
A voir les architectures fantastiques qui ornent l'enceinte de la forteresse insulaire sur le front de mer occidental, on pourrait croire que le diable s'est évertué à mettre du chaos dans une œuvre de Dieu imaginée harmonieuse.
On attribuait à un personnage, désigné comme un mazzeru, la faculté de chasser en rêve dans la nuit et de pouvoir lire dans les entrailles des bêtes tuées qui serait le prochain mort.
A son arrivée, le nouveau venu est salué avec une familiarité non dénuée de respect. Cheng shi fu, Me Cheng, vient diriger la séance quotidienne de tai ji quan, qui permet à l'esprit et au corps de s'adapter aux mutations et d'intégrer son énergie individuelle à l'univers. Sous sa conduite et pendant une heure, hommes et femmes, jeunes et vieux, vont respirer et se mouvoir selon un rythme aussi lent que puissant, une arabesque déroulée sans fin, imitant les eaux du fleuve et de la mer. (p. 240)
Brutalement, il en veut à tous ces Annamites de leur politesse réservée, de leurs sourires de convention. D'instinct, et depuis longtemps déjà, depuis qu'il a épousé la douce Tam, il a décelé sous cette déférence apparente le rejet fondamental de tout ce qui est étranger. Aujourd'hui, plus qu'un autre jour, le Corse venu de l'île lointaine et farouche, aurait souhaité trouver un écho différent à l'exubérance de sa joie. Au pays natal on a l'habitude des embrassades chaleureuses. (p. 20)
Un jour de 1934, la famille vint me trouver : « Ta maman est montée au ciel. » Dès lors, il fallut partager ma vie entre une tante corse, entièrement dévouée à mon éducation, et une famille vietnamienne qui avait reporté sur moi l'affection qu'elle avait pour ma mère. Ce cadre familial heureux allait me protéger quelque temps encore des premières fissures de la société coloniale. (p. 88)