Au terme de cette réflexion, une première conclusion s’impose : la mémoire scolaire apparaît à la fois sociale et scientifique ; elle est aussi sensible aux effets de mode qu’à la réflexion académique, ce phénomène s’accentuant au fur et à mesure qu’on passe du lycée au collège puis à l’école primaire. En soi, cette réalité n’est pas condamnable : un manuel est un instrument de formation historique et civique. Mais un double biais peut poser problème. Le premier est la course à la victimisation. Pour la Grande Guerre, les souffrances s’accumulent, parfois se succèdent : les soldats, puis les femmes, puis les civils occupés, puis les colonisés. Depuis quelques années, c’est le génocide arménien qui tend à occuper la place centrale dans l’écriture de la Grande Guerre. Or, la tentation affleure de subordonner l’explication à l’émotion, de remplacer la hiérarchisation scientifique par la labellisation différenciée des souffrances particulières. A terme, gérer la communautarisation des mémoires souffrantes peut être un exercice difficile pour les enseignants du secondaire. Le second biais est que partout plane le spectre de la manipulation par l’Etat, sa presse et sa propagande. Il n’est pas difficile d’observer comment, ici ou là, la description de la Première Guerre mondiale est inconsciemment contaminée par celle de la Seconde Guerre ou du totalitarisme. Or, l’alliage de la victimisation et de la manipulation ne va pas nécessairement de pair avec la véritable compréhension de la réalité dramatique et de l’Histoire : elle peut à l’inverse nourrir les visions complotistes et les revendications communautaristes.
Philippe Buton p.347-348