Elle est peut-être la femme la plus intelligente de toute l’Angleterre , ( Virginia Woolf) pense t’il. Ses livres seront peut-être lus pendant des siècles. Il y croit avec plus d’ardeur que quiconque. Et elle est sa femme. Elle est Virginia Stephen, grande et pâle, bouleversante comme un Rembrandt ou un Vélasquez….
D’abord viennent les migraines, qui ne sont en aucune manière des douleurs banales. Elles la pénètrent. Elles l’habitent plutôt qu’elles ne l’affligent, comme les virus habitent leurs hôtes. Des filaments douloureux l’envahissent, projettent dans ses yeux des éclats de lumière avec tant d’insistance qu’elle a du mal à croire que les autres ne les voient pas. La douleur la colonise, se substitue de plus en plus à elle, Virginia, et son avancée est si irrésistible, ses contours déchiquetés si perceptibles, qu’elle l’imagine aisément comme une entité ayant une vie propre. Elle pourrait la voir tandis qu’elle marche au côté de Leonard dans le parc, une masse scintillante couleur d’argent qui flotte au-dessus des pavés, hérissée de pointes, fluide et compacte telle une méduse.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanderait Leonard. « C’est ma migraine, répondrait-elle. N’y prête pas attention. »
(...) nous nous escrimons à écrire des livres qui ne changent pas la face du monde, malgré nos efforts obstinés, nos espoirs les plus extravagants. Nous menons nos vies, nous faisons ce que nous avons à faire, et puis nous dormons - c'est aussi simple et banal que cela. Certains se jettent par la fenêtre ou se noient ou avalent des pilules ; plus nombreux sont ceux qui meurent par accident ; et la plupart d'entre nous, la vaste majorité, est lentement dévorée par une maladie ou, avec beaucoup de chance, par le temps seul. Mais il y a ceci pour nous consoler : une heure ici ou là pendant laquelle notre vie, contre toute attente, s'épanouit et nous offre tout ce dont nous avons jamais rêvé, même si nous savons tous, à l'exception des enfants (et peut-être eux aussi) que ces heures seront inévitablement suivies d'autres, ô combien plus sombres et plus ardues.
En ce moment, elle lit Virginia Woolf, tous les livres de Virginia Woolf, l'un après l'autre - elle est fascinée à la pensée d'une telle femme , d'une telle intelligence, d'une telle singularité, habitée d'un chagrin aussi incommensurable ; une femme douée de génie qui néanmoins a lesté sa poche d'une pierre et s'est enfoncée dans la rivière. Elle, Laura, aime imaginer (c'est l'un de ses secrets les mieux gardés) qu'elle possède une trace de cette intelligence, à peine un soupçon, même si elle sait que la plupart des gens se promènent dans la vie avec les mêmes illusions, serrées en leur for intérieur comme de petits poings, jamais divulguées. Elle se demande, tandis qu'elle pousse un Caddie dans les allées du supermarché ou qu'elle se fait coiffer, si les autres femmes n'ont pas toutes plus ou moins la même pensée : La voilà la femme à l'esprit brillant, la femme des grands chagrins, la femme des joies sublimes, qui préférerait être ailleurs, qui a accepté d'exécuter des tâches simples et essentiellement stupides, d'examiner des tomates, de rester sous un séchoir à cheveux, car c'est là que résident son art et son devoir.
Une neige scintillante et cristalline s'est mise à tomber, assez fine pour être pratiquement invisible, à l'exception des nimbus orangés que répandent les réverbères, petits films qui apparaissent, un par bloc, légers tourbillons d'étincelles dorées, un effet spécial, une illusion projetée dans les halos de lumière encapuchonnés.
Elle a vieilli, pensa Louis très étonné. Cela devait finir par arriver. C'est vraiment remarquable , ces modifications génétiques, la façon dont un corps traverse, foncièrement intact, les décennies, puis en quelques années capitule devant l'âge.
Peut-être commence-t-on à mourir ainsi : en s'abandonnant aux soins d'une fille devenue adulte, au confort d'une pièce. Il y a l'âge, aussi. Place aux petites consolations, à la lampe et au livre. Place à un monde de plus en plus dirigé par d'autres que vous; qui réussiront ou échoueront; qui ne vous regardent pas lorsqu'ils vous croisent dans la rue.
Un mardi, vous rentrez chez vous et vous vous dites : je vais m’arrêter dans ce deli où je ne suis jamais entré, et acheter un Coca. Un mardi, à dix-huit heures trente-deux. Il y a ce grand type debout devant l’armoire réfrigérée, vous ne pensez à rien de particulier à son sujet, aussi tout est-il naturel, il ne faut ni courage ni effort particulier pour demander : « Vous êtes Coca ou Pepsi ? » Il n’est pas étonnant que le grand type se tourne vers vous, qu’il vous adresse un petit sourire songeur, comme s’il s’agissait d’une question sérieuse, et dise : « Pepsi sans hésiter. Coca est pour les Beatles, Pepsi pour les Rolling Stones. »
Et peut-être – peut-être – que l’amour viendra, et restera. C’est possible. Il n’y a pas de raison évidente pour justifier les caprices de l’amour (pas plus qu’il n’y a de raison évidente qui explique le comportement des neutrons). Ce n’est qu’une question de patience, n’est-ce pas ? De patience, et de refus de renoncer à l’espoir.
Nous menons nos vies, nous faisons ce que nous avons à faire, et puis nous dormons -- c'est aussi simple et banal que cela. Certains se jettent par la fenêtre ou se noient ou avalent des pilules ; plus nombreux sont ceux qui meurent par accident ; et la plupart d'entre nous, la vaste majorité, est lentement dévorée par une maladie ou, avec beaucoup de chance, par le temps seul. Mais il y a ceci pour nous consoler : une heure ici ou là pendant laquelle notre vie, contre toute attente, s'épanouit et nous offre tout ce dont nous avons jamais rêvé, même si nous savons tous, à l'exception des enfants ( et peut-être eux aussi) que ces heures seront inévitablement suivies d'autres , ô combien plus sombres et plus ardues. Pourtant, nous chérissons la ville, le matin ; nous voudrions, plus que tout, en avoir davantage.