Citations de Maurice Herzog (93)
L'arête sommitale se rapproche insensiblement. Quelques blocs rocheux à éviter. Nous nous hissons comme nous pouvons. Est-ce possible?...
La pensée de la fameuse échelle de Thérèse d'Avila me saisit. Des doigts se cramponnent à mon coeur.
Nous bravons un interdit, nous passons outre à un refus, et pourtant c'est sans aucune crainte que nous nous élevons.
Une coupure immense me sépare du monde. J'évolue dans un domaine différent : désertique, sans vie, desséché. Un domaine fantastique où la présence de l'homme n'est pas prévue, ni peut-être souhaitée.
Une joie m'étreint; je ne peux pas la définir. Tout ceci est tellement nouveau et tellement extraordinaire!
Avec la neige qui brille au soleil et saupoudre le moindre rocher, le décor est d'une radieuse beauté qui me touche infiniment. La transparence absolue est inhabituelle. Je suis dans un univers de cristal. Les sons s'entendent mal. L'atmosphère est ouatée.
J'ai tout loisir d'observer les sommets alentour, d'examiner cette fameuse crête des Choux-Fleurs dont la conformation est si bizarre, d'admirer le lointain Dhaulagiri et de laisser errer mes regards et ma pensée sur les terres désertiques du Tibet, à peine distant de quelques dizaines de kilomètres du point où nous sommes.
Dans cet univers étrange où tout s'inspire de la verticale, la notion d'équilibre prend un sens particulier; les perspectives de ce chaos dénaturent radicalement les impressions premières.
Dans le fond se profile, montagne de cristal, le Dhaulagiri. Plus près, ce sont les Nilgiri, inaccessibles et fiers. A droite, la Grande Barrière, qui domine notre camp de base lilliputien et dont les flancs tombent verticalement sur le bassin de la haute Miristi Khola. A l'extrême droite, un énorme glacier boursouflé et un sommet d'aspect débonnaire : le fameux roc Noir!
Autour de nous, une ceinture extraordinaire de sommets et d'arêtes se dessine à plus de 7000 mètres.
Nous sommes assourdis par un vacarme ininterrompu de d'avalanches dont nous repérons mal la direction. Force est de nous contenter pour ce soir d'une sécurité relative. Dans les tourbillons de neige et les rafales de vent, nous tendons les toiles de tentes, fixons les piquets, aménageons une plate-forme; une heure plus tard, chacun est bien installé au chaud.
Pour la première fois, l'Annapurna dévoile ses secrets. Son immense versant nord, avec ses rivières de glace, étincelle de lumière. Jamais je n'ai vu une montagne aussi grande dans toutes ses proportions. C'est un monde à la fois rutilant et menaçant où l'oeil se perd.
Ebahis, nous avons devant les yeux un décor éblouissant de neige et de glace. De multiples sommets étincellent dans un ciel très pur. Paysage hivernal auquel une luminosité extrême donne une ambiance féerique.
Dehors, les étoiles scintillent dans un ciel très pur et ne sont pas très nombreuses : bon signe pour la journée. Au loin, spectacle saisissant, le Dhaulagiri déjà éclairé par le soleil, émerge seul de l'ombre.
L'après-midi se déroulent de curieuses processions. Les femmes du village ont revêtu leur plus belle toilette. Elles portent des cruches ou des vases pleins d'eau et aspergent tout le monde. La cérémonie est destinée à attirer, par des invocations et des prières, une pluie qui se fait rare! En montagne, il n'est pas de jour sans orage, mais dans la vallée, il ne pleut pratiquement pas, au grand dommage des récoltes.
Il neigeote. Le plafond est bas. Le tonnerre gronde sans discontinuer, mettant nos nerfs à l'épreuve. Tous les six, nous sommes au milieu de séracs gigantesques, submergés par les difficultés imprévues qu'oppose la montagne. Des craquements sinistres font trembler les gros blocs de glace sur lesquels nous progressons. Le glacier est blême, la clarté blafarde.
Le Dhaulagiri, vu d'ici, est magnifique; les brumes matinales traînent encore dans les vallées. Neiges et glaces brillent et font cligner les yeux. Le ciel est bleu pastel. Sur un autre piton rocheux, à deux cents mètres de nous à peine, un vautour observe, immobile.
Les danseurs se découpent sur un fond de montagnes neigeuses. le ballet, qui semble exprimer le dualisme éternel de la joie et de la douleur, de la vie et de la mort, est parfaitement réglé. L'esthétique est rude, primitive. La danse reflète toujours l'âme d'un peuple.
Seul bruit à l'aube, dans Tukucha désert : le gong du temple voisin dont le son grave, étrange et harmonieux s'épanouit dans les airs.
Tukucha est un labyrinthe de petites ruelles. Il est bien difficile d'y apercevoir la vie de la cité. Les maison sont de véritables fortins. Pour la plupart, ce sont des caravansérails où le voyageur de passage trouve un foyer pour la nuit. La majorité des cinq cents habitants est bouddhiste. le mur de moulins à prières, long de cinquante mètres, témoigne de leur piété. Nos sherpas n'omettent jamais de faire tourner joyeusement le cylindre métallique sur lequel sont gravées les paroles sacrées, ce qui est beaucoup plus pratique que de réciter longuement des prières.