Citations de Maurice Herzog (93)
Ce qui me passionnait, c'était d'être un novateur, un découvreur, au sens le plus profond, le plus plein de ces termes. Aujourd'hui tout est balisé, connu, il y a des guides.
Une joie m'étreint ; je ne peux pas la définir. Tout ceci est tellement nouveau et tellement extraordinaire ! Ce n'est pas une course comme j'en ai fait dans les Alpes, où l'on sent une volonté derrière soi, des hommes dont on a une obscure conscience, des maisons qu'on peut voir en se retournant. Ce n'est pas cela. Une coupure immense me sépare du monde. J'évolue dans un domaine différent : désertique, sans vie, desséché. Un domaine fantastique où la présence de l'homme n'est pas prévue, ni peut-être souhaitée. Nous bravons un interdit, nous passons outre à un refus, et pourtant c'est sans aucune crainte que nous nous élevons.
Le sommet est à nos pieds. Au-dessus de la houle dorée des nuages, d'autres sommets s'érigent dans l'azur et l'horizon s'étend à l'infini.
Le sommet atteint n'est plus le Sommet. L'accomplissement de soi-même, est-ce la fin, est-ce bien la dernière réponse?
Préface - Lucien Devies
Le cirque où nous sommes est d'une sauvagerie intégrale. Aucun homme n'a jamais contemplé ces montagnes qui nous entourent. Aucun animal, aucune plante n'a droit de cité dans ces lieux. Dans la pureté du matin, cette absence de toute vie, cette misère de la nature ne font qu'ajouter à notre force intérieure. Qui comprendra l'exaltation que nous puisons de ce néant alors que les hommes s'éprennent des natures riches et généreuses ?
L'Annapurna, pour chacun de nous, est un idéal accompli : dans notre jeunesse nous n'étions pas égarés dans des récits imaginaires ou dans les sanglants combats que les guerres modernes offrent en pâture à l'imagination des enfants.La montagne a été pour nous une arène naturelle où, jouant aux frontières de la vie et de la mort, nous avons trouvé notre liberté qu'obscurément nous recherchions et dont nous avions besoin comme du pain.
La montagne nous a dispensé ses beautés que nous admirons comme des enfants naïfs et que nous respectons comme un moine l'idée divine.
L'Annapurna, vers laquelle nous serions tous allés sans un sou vaillant, est un trésor sur lequel nous vivrons. Avec cette réalisation c'est une page qui se tourne... C'est une nouvelle vie qui commence.
Il y a d'autres Annapurna dans la vie des hommes ...
Un jour, à Putliket, sur une verte pelouse, Oudot se livre sur moi à ses opérations habituelles :
" Mais, ne crie pas comme ça ! me dit-il.
- Doucement, mon vieux Oudot...
- Je vais le plus doucement possible. Attention !... Ça te fait mal ? "
Je me contracte de toutes mes forces devant la douleur et les dent serrées :
" Ça peut aller, je n'ai rien senti.
- Ah bon !" dit Oudot, et il donne un bon coup de ciseau.
" Ah ! "
J'ai senti une percussion dans tous mes os et Oudot m'annonce :
" Première amputation ! Le petit doigt ! "
J'ai un coup au cœur. Un petit doigt, cela ne sert pas à grand-chose, mais tout de même j'y tenais.
Bien ! Première amputation ! Pour un peu j'irais encore de ma petite larme. Oudot a saisi le petit doigt entre l'index et le pouce et me le montre :
"Tu veux peut-être le garder à titre de souvenir ? "
Brusquement s'ouvre devant moi la vie des hommes. Ceux qui s'en vont pour toujours ne sont jamais seuls. Adossé à la montagne qui me veille, je découvre des horizons que je n'avais jamais vus. Là-bas, à mes pieds, dans ces plaines immenses, des millions d'hommes vivent un destin qu'ils n'ont pas voulu.
Nous restons bouche bée devant cette colossale montagne dont le nom, mille fois évoqué, est familier à nos oreilles, mais dont la réalité produit sur nos esprits un choc qui nous rend longtemps muets.
Que signifiaient-elles au juste, ces lumières de l'Annapurna?
Depuis hier, nous n'avons rien mangé, pourtant notre activité depuis lors n'a eu de cesse. Les ressources des hommes devant la mort sont inépuisables. Alors que tout me semble fini, il reste encore des réserves, mais il faut la volonté d'y faire appel.
Le cirque où nous sommes est d'une sauvagerie intégrale. Aucun homme n'a jamais contemplé ces montagnes qui nous entourent. Aucun animal, aucune plante n'a droit de cité dans ces lieux. Dans la pureté du matin, cette absence de toute vie, cette misère de la nature ne font qu'ajouter à notre force intérieure. Qui comprendra l'exaltation que nous puisons de ce néant alors que les hommes s'éprennent des natures riches et généreuses ?
Les Nilgiri entrent dans l'ombre; les rochers supérieurs de l'Annapurna sont maintenant vieux rose. Alors que toute la montagne est déjà assombrie, une dernière pointe éclairée pour quelques secondes encore : le sommet.
Je questionne Oudot encore une fois :
" Que va-t-il me rester ?
- On ne peut pas encore bien dire... Tout n'est pas stabilisé, j'espère bien gagner quelques centimètres. Je crois qu'il te restera des mains utilisables. Évidemment... et il marque un temps d'hésitation... tu perdras une ou deux phalanges de chaque doigt, mais, si les pouces sont assez longs, tu auras une pince et cela, c'est primordial; "
La nouvelle est dure, mais hier encore je croyais que les conséquences seraient beaucoup plus cruelles.
Pour moi, cela signifie l'abandon de bien des projets, cela implique aussi une nouvelle vie, peut-être une nouvelle conception de l'existence... Tout cela est trop nouveau, je n'ai ni la force ni la volonté d'envisager l'avenir.
J'apprécie le courage d'Oudot et lui suis reconnaissant de n'avoir pas craint de me révéler l'importance des amputations qu'il prévoit. Il me traite en homme et en ami. Jamais je n'oublierai ce courage et cette franchise.
Depuis hier, nous n'avons rien mangé, pourtant notre activité depuis lors n'a eu de cesse. Les ressources des hommes devant la mort sont inépuisables. Alors que tout me semble fini, il reste encore des réserves, mais il faut la volonté d'y faire appel.
Le temps passe sans que nous en ayons la notion exacte. La nuit approche. Nous sommes terrorisés ! Personne ne laisse échapper une plainte.
Rébuffat et moi trouvons un passage que nous croyons reconnaître, mais la pente exagérée nous arrête : dans le brouillard, elle semble se transformer en un mur vertical. Demain, nous comprendrons que nous n'étions alors qu'à une trentaine de mètres du camp et que ce mur abritait justement la tente qui nous aurait sauvés.
Dans l'effort vers le sommet, vers l'absolu, l'homme se vainc, s'affirme, se trouve.
Préface - Lucien Devies
L'Himalaya ne nous a pas révélé Maurice Herzog, car son passé nous assurait que c'était bien au plus valeureux d'entre nous que nous avions remis l'Expédition. Mais il lui a donné l'occasion d'être. Mais il lui a donné l'occasion d'être, jusque dans des circonstance hélas terribles, l'âme même d'une grande entreprise, de la façon la plus émouvante et la plus splendide.
Préface - Lucien Devies
Aux frontières de la vie et de la mort, quand je contemplais une dernière fois les hauteurs vertigineuses des cathédrales de la terre, mes yeux affaiblis ont été aveuglés par les violentes radiations de la montagne. En ces instants d'angoisse, un mystère devait frapper à tout jamais mon subconscient.
Redonner la vie est un miracle plus grand encore que celui de la créer. Chacun d'entre nous a le devoir de contribuer à cette oeuvre dont la source est le respect sacré de la vie.
Chacun se tord le cou à regarder ces parois gigantesques qui se perdent six kilomètres plus haut dans les nuées et le bleu du ciel. Les parties rocheuses sont brun sombre, la neige éclatante. La luminosité est si intense qu'elle nous oblige à cligner des yeux.
Seul celui qui souffre peut comprendre la douleur des autres.