Citations de Maurice Herzog (93)
Les Nilgiri élégants étincellent, 4500 mètres au-dessus de nous. Vers le nord, le ciel est beaucoup plus clair. La végétation, pour autant qu'on en puisse juger d'où nous sommes, se fait rare : c'est la direction du Tibet.
La vallée de la Gandaki est est une longue percée au travers de deux immenses blocs : le massif du Dhaulagiri à l'ouest, à 8167 mètres, le massif de l'Annapurna à l'est, à 8078 mètres. La brume est fréquente au fond de cette entaille et elle donne plus de majesté encore aux parois proprement inaccessibles qui nous entourent.
En approchant le lendemain de la Sedhi Khola, nous rencontrons sur la piste de jolies Népalaises dans tous leurs atours, gracieuses, légères. Elles passent rapidement, pieds nus.
En vérité, le spectacle qui nous attend au sommet de cette colline dépasse tout ce que nous avons imaginé. Au premier coup d'oeil, nous ne distinguons rien d'autre que quelques brumes vaporeuses; mais en observant avec plus d'attention, il nous est possible des discerner, à une distance considérable, de véritables murailles de glace s'élevant au-dessus du brouillard à des hauteurs gigantesques et bouchant l'horizon vers le nord sur des centaines et des centaines de kilomètres. Cette muraille étincelante nous apparaît colossale, sans défaut, sans la moindre faille. Les sommets de 7000 succèdent aux sommets de 8000. Nous sommes écrasés par la grandeur de ce spectacle.
C'est avec émotion et curiosité que je les dévore des yeux, ces petits hommes jaunes, aux muscles rebondis, contrairement aux Indiens qui sont décharnés. Les sherpas, dont la fidélité et l'abnégation sont proverbiales, seront nos compagnons de course. Je veillerai à ce qu'ils soient traités comme tels : leur équipement, leur confort seront identiques aux nôtres. Leur sécurité, comme celle de mes camarades, sera toujours au premier plan de mes préoccupations.
Tout en avalant du boeuf à la tomate, du nougat et en degustant l'excellent thé que vient de préparer Terray, nous tirons par phrases entrecoupées la philosophie de cette aventure. Ces heures enthousiasmante, exaltantes même, mais si épuisantes n'ont abouti qu'à une victoire inutile sur un éperon sans prestige. Pourtant, comme le dora plus tard Terray, rien n'égalera ces jours désespérés où il a mis toit son courage, toute sa force et tout son coeur.
Le cirque où nous sommes est d'une sauvagerie intégral. Aucun homme n'a jamais contemplé ces montagnes qui nous entourent. Aucun animal, aucune plante n'a droit de cité dans ces lieux. Dans la pureté du matin, cette absence de toute vie, cette misère de la nature ne font qu'ajouter à notre force intérieure. Qui comprendra l'exaltation que nous puisons de ce néant alors que les hommes s'éprennent des natures riches et généreuses ?
De nombreux yacks broutent avec ardeur l'herbe grasse. Sur les flancs de la montagne, des arbres couvert de fleurs parfumées, qui vont du rouge au rose, jalonnent notre route. Il est difficile d'observer en horaire dans ce paradis. Aujourd'hui (les sherpas n'y comprennent rien) nous accordons aux porteurs toutes les pauses qu'ils réclament.
Il est paradoxal de penser que quelques heures après avoir vu ces fleurs géantes, cette herbe accueillante, nous marcherons sur des glaciers d'une ampleur telle que notre hardiesse se transformera en respect plus ou moins terrorisé.
La montagne a été pour nous une arène naturelle, où, jouant aux frontières de la vie et de la mort, nous avons trouvé cette liberté qu'obscurément nous recherchions et dont nous avions besoin comme de pain.
Terray, généreusement, essaye de me faire profiter aussi de son sac de couchage. Il s'est aperçu de la gravité de mon état, il comprend pourquoi je suis muet, pourquoi je reste calme. Il se rend compte que je m'abandonne. Il me frictionne pendant près de deux heures. Ses pieds pourraient geler aussi, mais il semble ne pas y penser. L'admiration irresistible que j'éprouve devant sa générosité me donne un peu de courage : s'il m'aide, j'aurais mauvaise grâce à refuser de vivre.
Aucun sentiment n'a plus de prix que cetteconfiance d un homme dans un autre homme, car ce sentiment est la somme de tous les autres.