Elle suivit les panneaux et alla se poster au bout du quai. L'indicateur lumineux annonçait un train dans quatre minutes. Pendant ces quatre minutes, de plus en plus de monde s'amassa sur le quai, beaucoup avançant jusqu'au niveau de Laura. Elle était cernée, entourée de corps étrangers, l'odeur des frites McDonald's que sa voisine tenait à la main lui donna la nausée.
- Il m'aime bien, oui, je le sais. Mais pas assez, pas pour la vie.
- "Pour la vie", c'est un laps de temps un peu long.
Jasmine fixa son regard sur une vitrine où était exposé un mannequin portant un T-shirt de Sid Vicious et de Nancy Spungen.
D'un signe de tête, elle montra les deux punks décédés et dit:
- Eux, ils sont ensemble pour toujours, même si c'est en enfer.
Elle rêva d'un phénix aux ailes multicolores dont la queue s'était enflammée et qui l'emmena loin, par dessus les océans, vers une terre inconnue. Jasmine y était, et elle semblait heureuse. Elle prit la main de son amie et lui dit : " Je suis libre Sophie, je suis enfin libre."
J’ai horreur de l’auto-apitoiement mais il m’est arrivé, à l’époque où je devais dormir assis, incapable de m’orienter chez moi – et encore moins dans la rue –, de souhaiter la présence à mes côtés de quelqu’un avec qui rire quand je me cognais pour la énième fois contre ma table basse.
Même si j’allais mieux à présent, j’avais de plus en plus de mal à me faire des illusions sur le plaisir que j’éprouvais à passer l’essentiel de mon temps seul. Je voulais une petite amie, de la compagnie et de l’amour, physique mais pas seulement. Il s’en fallait de peu que je ne m’inscrive sur un site de rencontres. Pour la nouvelle année, je comptais prendre comme bonne résolution celle de me trouver une copine.
Si j’avais pu dormir, ne serait-ce qu’une bonne nuit de sommeil, j’étais certain que ça irait mieux, que j’aurais pu me remettre à fonctionner. C’était une de mes excuses pour boire tant d’alcool, parce qu’après deux bouteilles je pouvais m’endormir. Mais une heure ou deux plus tard, je me réveillais en sursaut, avec l’impression qu’une bombe nucléaire avait explosé sous mon crâne. Le reste de la nuit consistait en une succession d’hallucinations, certaines imaginaires, d’autres des souvenirs, et j’essayais de toutes mes forces de repousser ces derniers loin de ma conscience.
Parfois ils se glissaient néanmoins à la surface, comme révélés par le flash d’un appareil photo dans l’obscurité.
Un aspect du livre sur les psychopathes l’avait particulièrement marquée, le fait que ceux-ci, bien qu’étant incapables d’aimer, nouaient des relations pour leur convenance personnelle : pour le sexe, pour maintenir les apparences parce que cela servait d’une manière ou d’une autre leurs intérêts. Par ses lectures, Sophie avait également appris que parfois, deux psychopathes s’unissaient pour former un couple meurtrier.
— J’adore cet écrivain ! Je ne supporte pas les gens qui ne lisent jamais. À mon avis, il y a quelque chose qui cloche chez eux. Tu ne crois pas ?
— Sans doute que oui.
— Des livres, de la musique, des films. Et du bon vin, ajouta-t-elle en brandissant son verre. Que demander de plus à la vie ?
Lorsque les professeurs lui demandaient ce qu’elle voulait faire plus tard, alors que ses amis disaient vouloir devenir vedettes de la chanson, médecin ou policier, elle répondait qu’elle avait pour ambition de vivre de sa plume. Et plus précisément, d’écrire des bouquins affichant en couverture le fameux logo violet de Jackdaw en forme de choucas, avec son petit bec qui le distinguait du corbeau. Puis, à l’adolescence, elle s’était rendu compte qu’elle n’avait pas les capacités requises pour devenir écrivain, et elle changea d’objectif. Elle décida qu’elle voulait travailler dans l’édition, que son travail serait en relation avec les livres, qu’elle en vendrait et insufflerait aux enfants l’inspiration nécessaire pour partir à la découverte de nouveaux mondes magiques.
On parle parfois d’alchimie entre deux personnes, d’atomes crochus – une image on ne peut plus adéquate pour le coup. D’autres femmes m’avaient attiré par le passé, je m’étais même déjà cru amoureux, mais jusque-là, je n’avais jamais rien ressenti d’aussi fort, aussi vite
— Regardez le plafond.
Au cours des trois derniers mois, mes globes oculaires avaient été pressés et palpés. Passés au laser. Exposés à une lumière aveuglante. On avait introduit dans mes yeux des corps étrangers avant d’y souffler de l’air et d’y verser du liquide pour en faire l’objet d’examens puis de discussions à n’en plus finir. Les paupières maintenues ouvertes par des écarteurs ou fermées par un sparadrap, j’avais enduré à peu près tout ce qu’il était possible d’infliger en matière de traitement ophtalmique. Aussi, quand l’infirmière me demanda de regarder le plafond le temps de m’appliquer les gouttes – en me prévenant que ça risquait de piquer un peu –, je ne cillai même pas. C’était trois fois rien.