Aujourd’hui, cela fait quatre mois qu’Antonio est parti. Il m’a dit : « Je dois retourner là-bas, je dois aller à Berlin, ma mère est malade. Je dois m’occuper d’elle. Je ne sais pas quand je reviens, je te donnerai des nouvelles. »
La ville elle-même, à côté de son insupportable parure de cité touristique, particulièrement sur cette place, arborait un aspect bon enfant : de vieilles gens achetaient leur pain, puis leur tranche de jambon, des ados à vélo s’étaient donné rendez-vous sur la place, des ménagères s’attardaient pour bavarder entre deux courses. Par quelques aspects, Bastogne arborait ce matin-là des airs de certains quartiers de Bruxelles.
Ce serait un peu comme un puzzle, dont on aurait chacun des morceaux, selon vous ? Et ensuite, il faudrait les assembler pour former une image cohérente.
Une fresque plutôt. Avec des personnages qui n'ont peut-être aucun lien aentre eux, mais qui se croisent, dans l'espace ou dans le temps. Et en arrière-plan, sans doute, cette maison, point de départ et aboutissement.
Luc Delcourt avait-il eu de la chance ? Il était incapable, pour le moment, de répondre à cette question. À vingt-six ans, muni d’un master en criminologie, il avait suivi la formation d’inspecteur de police et se voyait déjà dans un bureau moderne, un open space vitré, ruche bourdonnante en plein cœur de Liège, Charleroi ou Bruxelles. Ça, c’était dans ses fantasmes ! Une réalité imparable l’avait fait retomber sur terre : il avait toujours été nul en langues et, incapable d’aligner trois mots de néerlandais, il n’avait aucune chance de trouver une place dans le commissariat d’une grande ville.
Il avait tout de même été surpris qu’on lui propose un poste à Bastogne, au fin fond des Ardennes.
Il veilla à ne pas faire grincer le portail rouillé qui menait à la ferme. L’homme l’avait mis en garde le matin même : « Ne remettez pas les pieds ici ou vous le regretterez ! » Ni le ton agressif ni les menaces de l’homme ne l’avaient intimidé. Il n’avait pas parcouru tout ce chemin pour être découragé par un type mal embouché. Il était vingt-trois heures trente, aucun bruit, aucune lumière ne filtrait du corps de logis. Il contourna le bâtiment. La cache était là, à trois mètres du sol, derrière cette porte en bois, comme dans les descriptions de son père
(...) une intuition s’est emparée de moi : si Antonio m’avait caché certaines choses ? Si une part de sa vie, celle qu’il avait laissée à Berlin, m’était restée obscure ?
Je tremblais, mais la curiosité était plus forte que mes appréhensions. Mes mains ont pianoté l’adresse mail de mon compagnon. Il fallait que je retrouve son mot de passe. J’ai fait deux essais infructueux puis j’en suis restée là, de peur de bloquer l’accès. Antonio avait peut-être noté son mot de passe dans un carnet qu’il gardait à la maison.
Pour le moment, nous vivons presque en autarcie. Antonio et moi avons emménagé l’hiver dernier dans cette vieille ferme. Nous n’avions pas les moyens d’acheter un logement en ville, et il disait que cette maison était notre investissement pour l’avenir. Les étables sont restées telles quelles, Antonio voudrait en faire des chambres supplémentaires, pour des amis de passage, la famille, des hôtes imprévus. En attendant son retour, je m’en sers pour accueillir quatre poules.
Et puis, il pensait sincèrement que beaucoup de promesses avaient été faites dans cette histoire. Des promesses tenues, qui avaient fait des victimes mais aussi sauvé des vies, et tissé des liens entre des personnes, par-delà l'espace et le temps. Que c'était des promesses de ce genre qui permettaient, peut-être, la réconciliation entre les peuples et la paix durable qu'une bonne partie de l'Europe connaissant depuis plus de soixante ans.
Et puis, il pensait sincèrement que beaucoup de promesses avaient été faites dans cette histoire. Des promesses tenues, qui avaient fait des victimes mais aussi sauvé des vies, et tissé des liens entre des personnes, par-delà l’espace et le temps. Que c’était des promesses de ce genre qui permettaient, peut-être, la réconciliation entre les peuples, et la paix durable qu’une bonne partie de l’Europe connaissait depuis plus de soixante ans.
Tout récemment, j’ai découvert l’unique cybercafé de la ville et retrouvé le plaisir de surfer sur Internet.
La première fois que j’y suis entrée, c’était sans autre but que d’envoyer une traduction à un éditeur. Ma voisine était en vacances. Une fois devant l’ordinateur, une intuition s’est emparée de moi : si Antonio m’avait caché certaines choses ? Si une part de sa vie, celle qu’il avait laissée à Berlin, m’était restée obscure ?