Je me souviens, tu venais d'avoir neuf ans. Un homme aux cheveux grisonnants était venu s'asseoir face à toi pour parier quelques dollars. Assez vite, tu lui avais demandé de te dévoiler ce qui était accroché au bout de son porte-clés. Il t’avait répondu : « Une patte de lapin, c'est mon porte bonheur. »
Au lieu d'enclencher la pendule pour démarrer le match, tu l’avais regardé fixement pendant de longues secondes. Finalement, avec un ton légèrement narquois, tu avais répliqué : « Si cela vous porte chance, le lapin ne pourrait pas en dire autant... » Ce domaine enchanté où la raison perd son contrôle, où les contraintes disparaissent et un univers fantastique apparaît, tu l'avais en toi, par droit de naissance, Bobby.
La première fois Je n'avais aperçu qu'une petite silhouette, à une trentaine de mètres, assise sur un énorme coussin bleu qui lui permettait d'atteindre la hauteur minimale pour regarder une partie. Une étrange émotion mnavait envahi.
L'étincelle qui jaillissait de la vitalité de ton inspiration, de ton esprit révolutionnaire a donné un sens à ma vie. Aujourd'hui je le sais.
Sur son voilier, au large des côtes du Panama, Alexandre parcourait les dernières nouvelles du monde sur sa tablette. Alexeï Navalny était en détention. Contraint de regarder la télévision d'Etat et des films de propagande huit heures par jour, on voulait le briser. C'était le programme de rééducation des prisonniers mis en place par Poutine, afin de perpétuer la tradition. Alexandre s'est exclamé :
— Le Purgatoire aux belles âmes égarées était plus élaboré. Mais l’idée typiquement russe qu'on peut modeler les esprits les plus récalcitrants reste d'actualité...
- Mais, au fait, dans quoi es-tu plongée ? Ça a l'air passionnant !
— Un roman très intéressant sur la manipulation psychologique, les passions et la vengeance : Les Liaisons dangereuses...
— Ma pauvre enfant, mais c'est dénué de toute moralité !
Une jeune fille de quinze ans dévoyée par un libertin, l’adultère, la revanche d'une manipulatrice, tout cela n'est pas de ton âge. C'est beaucoup trop sombre, et de surcroît il s'agit de littérature française ! Ce ne sont pas des lectures pour toi. Commence par nos classiques. Tolstoï, Tchekhov, Pouchkine, mais surtout Gorki, Maïakovski. Je vais demander au professeur de littérature de te faire une liste de recommandations.., Sache néanmoins que j'applaudis ta curiosité, j'incite non sans mal tous les pensionnaires à avoir la même. Cest fondamental pour s'élever dans la société d'aujourd'hui.
Sur le visage d'Olga se dessina un sourire narquois : « Il n’y a au monde que deux manières de s'élever, ou par sa propre industrie ou par l’imbécillité des autres. »
Tout cela était calculé. Comme les Grecs avaient endormi la vigilance des Troyens en leur offrant un monumental cheval de bois, Olga avait choisi de mystifier les Américains en fabriquant ce personnage de cocotte matérialiste et frivole, qui ne s'attachait qu'à vider les comptes de son amant. Pour la petite histoire, des soldats grecs s'étaient cachés dans le cheval, en étaient sortis la nuit venue, et avaient mis à feu et à sang la ville de Troie, remportant la victoire par la ruse. Olga ferait de même : une fois les Américains convaincus de son caractère inoffensif, elle entrerait en action.
Olga redoutait qu'on ne lui inflige un traitement de choc, qu'on ne la réduise à un état végétatif à coups de psychotropes. Comme le disait Érasme, « ce qui distingue le fou du sage, c'est que le premier est guidé par les passions, le second par la raison », se répétait-elle pour se rassurer.
Si on donnait le nom de « folie » au fait de suivre ses puisions internes, de se moquer du regard d'autrui, de s'adonner à corps perdu à des activités qui nous protègent de la réalité, alors oui, Olga voulait bien être considérée comme démente.
Elle commença par rappeler l'étymologie du mot passion, patior, signifiant « souffrance » en latin. Les philosophes antiques, épicuriens et stoïciens, n'avaient eu de cesse de nous mettre en garde, recommandant de se protéger de toute passion. Anna Karénine, pour avoir connu une telle ivresse, avait subi ta déchéance, l'opprobre et le malheur, puis l'avait payé de sa vie.
— Depuis la nuit des temps, nous les femmes, nous avons dû apprendre à survivre, à faire preuve de perspicacité, voire d'ingéniosité pour échapper à la folie des hommes. Votre barbarie, bien loin de nous abattre, a fait de certaines d'entre nous, non pas des individus fragiles, mais des êtres redoutables. Olga en est la preuve vivante. Elle est le feu sous la glace... Moi, en tant que femme, je suis convaincue d'arriver à découvrir si elle t'a dit la vérité, ou si elle a simulé un orgasme pour te faire jouir à ton tour...
— Du haut de tes vingt-huit ans, tu caches bien ton jeu, ma chérie ! Mademoiselle est plus perspicace que tous les moyens que j'ai mis en œuvre. Plus efficace que le FSB...
— Oui, je suis une fille, une survivante qui a dû relever la tête et se battre encore et encore. Toi, tu n’es qu’un homme.
En 1972, en pleine guerre froide, un Américain de vingt-neuf ans devint champion du monde d'échecs en battant le Russe Boris Spassky, sous les yeux médusés de la Terre entière. Bobby Fischer venait de mettre un terme à une suite ininterrompue de champions du monde soviétiques depuis 1948.
La Russie, qui avait déjà perdu la course aux étoiles et dont ('économie vacillait, se vit contrainte de déposer aux pieds de son ennemi juré l’emblème de sa fierté nationale.
Écris-moi une histoire et je te dirai qui tu es.
Le choix des mots est à l’écriture ce que l’homme est à sa destinée.
Qu’elle soit longue ou courte, une fiction ou un témoignage, poignante, enivrante ou décevante,
Je saurai mieux te définir, t’appréhender, te nommer.
"...et il a prouvé néanmoins qu'il était plus durable, à sa manière, que les livres ou que tout autre monument, ce jeu unique qui appartient à tous les peuples et à tous les temps, et dont personne ne sait quel dieu en fit don à la terre pour tromper l'ennui, pour aiguiser l'esprit et stimuler l'âme. Où commence-t-il, où finit-il ?"
Bobby me regarda, ébahi. Sa réponse, je la garde à tout jamais au fond de mon coeur, comme un symbole de son être profond.
_"Où commence-t-il, où finit-il ?" Je vais te donner mon analyse. Il commence par un bonjour, une poignée de main, et finit par deux petits mots que j'adore prononcer, échec et mat.