Derrière la vitre , la trajectoire des étoiles se précise, éternellement rayonnantes,éternellement contraintes,entre gravitation et fusion,prêtes à s'effondrer.
La perversion, la folie, l'opacité des gens ont toujours suscité son intérêt, non pas en soi, mais pour ce qu'elles doivent lui apprendre sur ce qui, dans les marges extrêmes, relève de notre humanité sombre et qu'elle pressent et juge universel.
Celui-ci écrit que pour résister au Mal, il faut avoir renoncé à l'expliquer. Oui : pour y résister, il faut avoir renoncé à toute explication originaire du Mal, insiste-t-il.
En fin de compte, il se demandait si l'ultime réponse au Mal n'était pas de renoncer au désir dont la blessure engendre presque toujours la plainte.
Comme sa mère, le jeune homme pense que dans l'isolement absolu de l'abandon, l'homme est pour ainsi dire semblable à Dieu.
Hector me dit aussi ce que son père pensait des gens qui écrivaient : pour lui, ceux-là disposaient à leur guise du temps et des choses, ils décidaient de ce qui est et de ce qui n'est pas ; de de qui est arrivé et de ce qui arrivera.
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Graeme Wolpe laissait longtemps Hector et sa sœur seuls dans la tour de Tanner Street. On ne savait jamais ce qu’il voulait ; s’il souhaitait être seul ou s’il désirait que ses enfants forment bloc là-haut à l’étage. Parfois il leur rapportait d’autres figurines ; d’autres tapis de jeux ; parfois des maisons en bois, des feutres, des morceaux de toiles et de tôles ; d’autres Klickys ; d’autres figurines encore.
Hector ignorait si Graeme attendait quelque chose d’eux, des heures extraordinaires à partager. Quelque chose que lui-même, enfant unique, n’avait pas réussi à vivre. La seule image qu’il revoyait, c’était lui et sa sœur Adèle, là-haut assis ou allongés sur le ventre à remuer leurs bonshommes pendant que leur père vivait au rez-de-chaussée, montant à heures fixes jusqu’au seuil de la tour pour apporter leur repas, les appelant seulement au moment où il jugeait bon d’aller se coucher.
Hector se souvenait alors du passage des ombres sur les murs de la tourelle aux chambres presque vides, mais pleins d’éclairages vifs.
Certains week-ends, Graeme Wolpe emmenait son fils et sa fille aux abords d’Haworth. Une seule fois il les fit entrer dans le presbytère de pierres noires où vécurent les Brontë entre 1820 et 1861. La familiarité du lieu, malgré la présence de visiteurs bruyants, ne surprit pas Hector qui me répéta lors d’une séance, c’est en tout cas ce que je consignai, que l’émerveillement de son père lorsqu’il circula dans les pièces du presbytère le saisit à la gorge et livra l’enfant qu’il était à une solitude subite, démesurée. Il devina que son père avait le mal d’un pays peuplé de fantômes et commença le soir même à dessiner dans un cahier l’histoire de chacun des membres de la fratrie.
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– Vous viendrez voir où je dors ? m’avait demandé Hector.
Il n’était pas rare que les jeunes pensionnaires de Saint-Maurice émettent ce souhait auprès des membres du personnel soignant.
Un soir, alors que je me détendais sur la terrasse de l’Institut, Hector était apparu à l’une des fenêtres qui correspondait à sa propre chambre. On y accédait par un escalier à vis en bois, c’était la pièce la plus haute du bâtiment. Il avait hésité, puis m’avait fait un signe de la main. J’étais montée à l’étage. Une poutre monumentale séparait le lit d’une table basse.
J’ignore si c’était le choix d’Hector mais cela me frappa : le lieu ressemblait à la pièce située en haut de la tour de sa maison en Angleterre qu’il m’avait décrite quelques jours auparavant. De lui-même il fit le lien entre son passé à York et ce qu’il retrouvait ici, à Saint-Maurice. Pour la première fois, encouragé peut-être par notre intimité et par ma visite, Hector nomma The Wuthering Heights, le livre auquel son père vouait un attachement singulier, pour lequel son père, me dit-il, était resté, tout le temps de sa propre enfance, debout et vivant, et qu’il avait voulu non pas seulement transmettre à ses enfants, mais désiré qu’ils l’habitent, le ressuscitent et le prolongent à leur manière. Ce n’était pas tant l’histoire écrite par la célèbre romancière anglaise qu’il voulait que ses enfants fassent revivre que précipiter leur jeune imagination à hauteur de l’intensité passionnée du livre. À travers les cadeaux du père – soldats ou Klickys -, Hector et Adèle devaient faire la preuve qu’ils étaient capables d’inventer un monde comme les quatre enfants Brontë, dans le presbytère d’Haworth, avaient inventé un siècle et demi plus tôt les royaumes d’Angria, de Gondal et de Gaaldine, leur grand jeu secret.
Je n’avais jamais lu Les Hauts de Hurlevent. À vingt-trois ans, le peu que je connaissais du chef-d’œuvre d’Emily Brontë tirait sa source de résumés laconiques entendus pendant mes années au lycée. Le personnage d’Heathcliff en émergeait : figure de la passion amoureuse destructrice. Dans ma mémoire, Heatchliff n’avait pourtant rien d’effrayant ni de pervers. Un bloc d’absolue tension uniquement.
Dans le train du retour vers Paris, dans mes feuillets, je retrouve la description qu’Hector m’en fit ce soir-là dans sa chambre, à sa manière hachée et détaillée, captivée par moments, brutalement indifférente à d’autres.
1769.
Heathcliff, abandonné à six ans, est un bohémien affamé, sale et sauvage. Il ne porte aucun nom de famille. Très tôt il éprouve un amour exclusif envers la jeune Catherine Earnshaw, fille de l’homme qui a recueilli Heathcliff. La jeune fille est un esprit rebelle et libre, profondément attachée à Hurlevent et à sa lande. À la mort de Mr Earnshwaw, Heathcliff ne va plus cesser d’être l’adolescent humilié par Hindley, frère de Catherine, son aîné de dix ans.
Mes notes reprennent à partir de l’annonce du mariage d’Edgar Linton avec Catherine qui aspire à une plus haute position sociale. Heathcliff, blessé par cette union, s’enfuit de Hurlevent. Dans la nuit, Catherine le cherche partout, attrape une fièvre cérébrale à laquelle elle va survivre un temps. Au contact des Linton, Catherine change, devient une vraie dame. Les époux s’installent à Thrushcross Grange.
Pendant ce temps, Hindley perd sa femme quelques mois après la naissance de leur fils. Il noie son chagrin dans la boisson et le jeu. À son retour dans la lande, Heathcliff ruine Hindley devenu faible, et entre en possession des Hauts de Hurlevent.
Il a dix-neuf ans. Il est décrit ainsi : viril, sombre et beau, cheveux noirs bouclés. Sourcils bas.
Par vengeance, Heathcliff séduit Isabelle, la soeur d’Edgar Linton. Une fois qu’elle est devenue son épouse, il la maltraite au point qu’elle s’enfuit. De leur union naît un fils : Linton Heathcliff. Dans le livre que j’emprunterai le lendemain à la petite bibliothèque de Saint-Maurice, je retrouverai le passage qu’Hector a voulu que je lise, celui qui relate les heures précédant la mort de Catherine après qu’elle ait mis au monde une fille : Cathy Linton.
C’est Nelly, la domestique, qui narre la scène qu’Hector me demanda de lire à voix haute : « Dans son ardeur, Catherine se leva et s’appuya sur le bras du fauteuil. À cet appel pressant, Heathcliff se tourna vers elle, l’air absolument désespéré. Ses yeux grands ouverts et humides lançaient sur elle des éclairs farouches ; sa poitrine se soulevait convulsivement. Un instant ils restèrent à distance, puis ils se rejoignirent, je vis à peine comment ; mais Catherine fit un bond, il la saisit et la retint dans une étreinte dont je crus que ma maîtresse ne sortirait pas vivante. En fait, elle me parut aussitôt privée de sentiment. Il se jeta sur le siège le plus voisin. Comme je m’avançais vivement pour voir si elle était évanouie, il poussa un grognement, écuma comme un chien enragé et l’attira à lui avec une jalousie vorace. »
Brièvement je me rappelle la clarté lunaire qui avait passé sur le visage d’Hector, allongé sur sa couverture. J’étais restée là, un instant, à le regarder, confuse, et j’avais achevé ma lecture : « J’avais l’impression de n’être plus en compagnie d’une créature de la même espèce que moi, il avait l’air de ne pas comprendre quand je lui parlais. Aussi me tins-je à l’écart et gardai-je le silence, en proie à une grande perplexité. […] Ils se turent, leurs visages appuyés l’un contre l’autre et baigné de leurs larmes confondues. Du moins je suppose que tous les deux pleurèrent ; car il me semblait que Heathcliff était capable de pleurer dans une grande occasion comme celle-là. »
L’histoire des Hauts de Hurlevent ne s’achève pas avec la mort de Catherine Earnshaw, mais les notes que je pris ce soir-là dans la chambre d’Hector s’arrêtent là. Il dut cependant revenir quelques instants sur sa vie à York car j’avais relevé cette dernière remarque qu’il me fit : « J’étais tout le temps à courir, à bouger ; je rentrais toujours au dernier moment à la maison. Mon père nous y encourageait ma sœur et moi. Il était cheminot. Même s’il travaillait beaucoup, je ne sais pas vraiment à quoi lui servait cette grande maison. Pourquoi il n’a jamais été question de la vendre. »
Je replie mes feuillets dans mon sac. Pendant le reste du voyage jusqu’à la gare Montparnasse, persiste le contraste entre ce que je viens de quitter : la mer, la chaleur inhabituelle d’avril, l’immobilité de deux visages dans l’encadrement d’une fenêtre, et la folie rageuse et dévastatrice de Hurlevent.
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Quand le taxi me dépose à l’extrémité de la plage de Perello, il est huit heures du matin. La mer par le sentier des douaniers brille, aveuglante. En haut d’une butte, la cheminée apparaît, signalant la longère. Deux fenêtres entrouvertes donnent sur une crique dans laquelle, sous un soleil de plâtre, un voilier est amarré. Elles figurent comme des miettes d’un puzzle strié d’enchevêtrements de branches. La propriété n’a ni barrière ni muret. En contrebas du chemin étroit de drôles d’arbustes bordent la bâtisse, l’un d’eux est aussi dur et rêche qu’un rocher. Je me concentre sur le moindre bruit, la moindre lumière venue de la bâtisse. Les petits carreaux aux reflets mouvants me trompent souvent, parfois me grisent. Je pense au corps de ma sœur. À ce corps qu’elle dénude chaque soir dans notre salon comme un rituel et dont elle enlève les dessous dans l’intimité de sa chambre. C’est seulement maintenant que ce rituel me marque, ici, assise et figée sous les fenêtres de la longère : d’où est-il né, comment s’est-il installé ?
Juste le cliquetis des mâts du voilier dans la crique, rien d’autre. Au bord de l’eau, une table en bois, un banc et la liasse de feuillets que j’ai sortie de mon sac, que je lirai peut-être quand j’aurai la certitude que Louise et Hector occupent bien les lieux. Je reprendrai mes notes. J’ai rechigné ces derniers jours à avancer dans ma lecture, sans deviner quelle peur me retient. La distance entre mon souvenir du garçon de Saint-Maurice et le jeune homme qui a entraîné Louise jusqu’ici me dit que je n’apprendrai rien de juste ni de nécessaire sur Hector en retraçant son portrait d’adolescent interné. Qu’au contraire, cet ancien portrait m’écartera de l’adulte, définitivement.
Peur de me tromper d’étranger.