Karyn Poupée témoigne sur le jeu vidéo au Japon dans un extrait de C dans l'air
Jamais je ne comprendrai comment des individus instruits, professionnels, mariés, pères ou mères de famille, tous, pris un à un, si polis, bien éduqués, serviables, sympathiques même, le sens civique chevillé au corps, peuvent, une fois regroupés dans un ensemble que l’on appellera au choix « administration » ou « bureaucratie », se muer en une machine aussi effroyable, froide, inhumaine.
Mais un dédommagement financier, bien qu’utile, ne pourra jamais réparer un désastre humain.
Il y avait une part culturelle dans l'attitude des Nippons à ce moment-là, peut-être une influence de croyances bouddhistes: les catastrophes naturelles sont des problèmes que l'on ne solutionnera pas, c'est le destin. La panique, elle, est un phénomène contagieux qui résulte de l'égoïsme, du sauve-qui-peut, alors que dans de telles circonstances, il faut au contraire être solidaire.
Expliquer, ça ne tient pas en trois mots en rouge en bas de l’écran, ni en quinze secondes au micro. Expliquer, ça exige du temps, ce temps qu’on a pas, cette place qu’on a plus.
Même la notion des débat est altérée : on nomme débat une succession de mongoliques d'invités politiques sur les plateaux de télévision ou dans une salle de conférence de presse en début de campagne avant un scrutin. Chaque interlocuteur ne s'exprime qu'en réponse à la question d'un modérateur ou journaliste, qui pose la même à tous à tour de rôle, mais sans qu'aucun ne rebondisse sur les propos antérieurs d'un autre interlocuteur pour les contester.
Le manga, comme tous les moyens médiatiques et formes d'expression artistiques, renvoie à chacun une image de lui-même, de la société dans laquelle il agit, du monde dans lequel il évolue, de l'humanité à laquelle il appartient. Le manga, où se côtoie le pire et le meilleur, n'explique pas tout et ment beaucoup, mais il enseigne énormément. Voilà pourquoi d'aucuns le qualifient d'école de la vie japonaise.
Quelques 127 millions d'humains obnubilés par le temps, obsédés par l'exactitude, intransigeants sur les principes, perfectionnistes, procéduriers, à cheval sur l'hygiène, amateurs de bonne chère et un brin grégaire, obligés de s'approvisionner aux comptoirs étrangers et vivants en majorité dans des conurbations gigantesques aux rues sans nom, sur un territoire à la merci des folies climatiques et des furies terrestres, forcément, cela exige une certaine organisation. Or, sur ce plan, les Japonais se contentent rarement du minimum vital, même pour les choses en apparence les plus triviales. On reste béat d'admiration devant leur capacité à trier, répertorier, dénombrer, une habitude bien ancrée, enseignée dès le plus jeune âge, qui fait le bonheur des fabricants de classeurs, étiquettes, boîtes de rangement ou logiciel de base de données.
Résultat de notre lâche neutralité, le ministère des Affaires étrangères a beau jeu d'écrire et dire que "seulement 2,7% de la surface de la préfecture de Fukushima est inhabitable" et qu'ailleurs "on peut mener une vie normale". Une vie normale ? J'ai posé la question à un préposé du ministère, en conférence de presse. Une vie normale quand on doit dire aux enfants, "ne jouez pas à plus de vingt mètres de la maison", "nous n'irons plus au bois, ils sont tout irradiés", "surtout ne cueillez pas de champignons" ? Une vie normale quand on ne peut plus aller pêcher dans la rivière ? Quand on évite de passer plus de huit heures par jour à l'extérieur pour ne pas dépasser une exposition annuelle de plus de vingt millisieverts par an ? C'est normal d'avoir un dosimètre à la ceinture ? C'est normal cette vie adaptée à la présence de la radioactivité en permanence, cette stratégie d'évitement ? En fait, je ne devrais pas écrire cela. C'est politiquement incorrect. Car il en est qui considèrent que cela participe à la fabrication de la mauvaise réputation de la région de Fukushima dont la habitants vont de ce fait subir une double peine. C'est peut-être vrai. Mais alors, que dire et ne pas dire pour les aider, ne pas les enfoncer, ne pas les offenser, et ne pas non plus les laisser seuls avec leur détresse non exprimée, pour parler à leur place ? Je ne sais pas, je ne sais plus, c'est sans issue.
Cette conformité est celle exigée pendant la scolarité, mais elle dépasse parfois les bornes, particulièrement dans certains collèges et lycées. Les consignes y sont extrêmement strictes, le plus souvent respectées, mais relèvent hélas dans les pires des cas d'une contrainte liberticide. Cheveux noirs corbeau (à teindre s'ils ne le sont pas naturellement), d'une longueur à ne pas dépasser, coupe asymétrique interdite chaussettes blanche sans motif, et sous-vêtement blancs, sourcils taillés, écharpes et gants bannis même en hiver : les règlements en vigueur dan les les établissements scolaires japonais laissent pour le moins perplexe quiconque s'interroge sur leur bien-fondé.
La perfection est illusoire, la rechercher n'en est pas moins un devoir.