booktrailer allemand du "Pays des djiins", tome 1 du cycle "Les Seigneurs des tempêtes"
- Le calife, il est mort ?
- Oui.
- C’était un homme bon.
- C’était un piètre souverain.
- Le peuple le voit autrement.
- Le peuple ne voit que ce qu’il doit voir.
Devant eux se dressaient les sommets occidentaux de la chaîne. Entre les pics, il distinguait la plaine, un océan d’ocre vacillant. Bagdad nichait quelque part en son milieu, la ville des califes, le centre de l’empire abbasside. La métropole d’or sur les rives du Tigre. Pendant des années, elle avait résisté aux djinns et n’en avait pas pour autant perdu de son faste. Aucune ville du monde arabe ne disposait de tant de soldats, aucune ne possédait de plus fabuleux trésors et ne réunissait derrière ses murs une aussi grande richesse artistique ni une telle puissance militaire. Plus de cinquante ans après l’avènement de la Magie Sauvage, Bagdad demeurait encore le cœur du monde arabe, entre la Méditerranée et le golfe Persique, entre les sommets de l’Himalaya et les jungles étouffantes du continent noir.
Samarkand était déjà une ville importante sous Alexandre le Grand. Aujourd’hui encore, elle était d’une taille impressionnante. De petit comptoir commercial dans une oasis au bord d’un cours d’eau, au milieu de chaînes de montagnes brunes au nord et à l’est, Samarkand était devenue en plus de mille ans l’une des villes les plus riches de l’Orient. Vue du ciel, elle brillait encore de son ancien faste. Son opulence avait toutefois fondu depuis que les djinns régnaient sur les déserts, et Kahraman avait privé son peuple de liberté. Mais Samarkand était comme une chanson qui n’en finit plus de résonner. Son cœur continuerait de battre aussi longtemps que se dresserait ses murs, en dépit des djinns et des despotes.
Il n’avait jamais cru en Allah, en Zarathushtra, ni en aucune divinité des temples enfumés de Samarkand. Il avait même perdu la foi en l’intervention divine. Une unique foi lui était restée – celle de soi-même. Que les autres aillent prier leurs dieux et leurs saints. Si sacrifice il devait y avoir, alors il l’accomplirait sur un autel dédié à lui-même.
- Cette nuit, j’ai dormi avec la plus belle femme de Bagdad.
- Mon Dieu, à t’entendre tu donnes l’impression d’avoir monté le plus rapide des chameaux…
Un troupeau de chevaux d’ivoire paissait dans le couchant sur le large chemin de ronde du rempart. Les majestueux animaux blanc neige étaient plus hautes que des chevaux classiques, mais ils n’en paraissaient pas moins graciles, presque filigranes. Leurs crinières flottaient au vent du Karakoum. On ne remarquait pratiquement pas leurs ailes garnies de plumes aussi longtemps qu’elles restaient planquées contre leurs flancs. Et encore moins dans le soleil couchant zébré par les ombres des créneaux en partie écroulés. Leurs articulations étaient très larges, un peu massives même, par rapport à la minceur de leurs membres. Avec des filetages et des charnières, comme leurs ancêtres autrefois créées par l’homme. Jamais on n’avait vu de poulains ni de jeunes animaux. Nombre de gens croyaient que les chevaux d’ivoire ne se reproduisaient pas et que les quelques exemplaires que l’on pouvait encore observer étaient âgés de plusieurs centaines d’années. Du temps où, disait-on, un magicien les avait créés pour faire plaisir à un sultan de la lointaine Basra.
Si le monde entier est peuplé de monstres et que tu en es l’unique être humain – qui est le monstre, alors ?
Il s’était souvent posé la question lorsqu’il traversait le pays des djinns, unique créature humaine parmi les enfants cauchemardesques de la Magie Sauvage. Et il n’avait jamais trouvé la réponse parce que ce qui lui semblait être la réalité était trop douloureux, trop irréel, trop éloigné de sa conviction innée d’être supérieur, d’être meilleur, bien.
Le culte d’Allah, autrefois imposé aux habitants de Samarkand par les envahisseurs de Bagdad, n’avait pas résisté à l’apparition des djinns. Cinquante ans plus tard, chacun ne croyait de nouveau plus qu’en ce qui l’arrangeait. Le culte du feu de Zarathustra, notamment, avait connu une spectaculaire renaissance.
Le dieu de Maryam était la liberté qu’elle avait espéré trouver à Bagdad.
Le dieu de Tarik était mort avec elle.
Tu viens ici et récoltes une satisfaction insipide. Vous avez toujours été ainsi, vous les humains. C’est tout d’abord à la magie que vous devez votre monde, et pourtant, vous la redoutez. Même vos magiciens, vous les avez mis au ban de la société et vous les avez poussés dans nos bras. La magie qui nous a créés est celle-là même dont vous êtes nés. Vous la croyez sauvage et indomptable, mais il n’en est rien. La magie fait enfin ce que vous avez refoulé pendant toutes ses années : elle crée une nouvelle vie, crée l’évolution, crée du progrès où il n’y avait plus qu’immobilisme. Il ne s’agit pas de vous et il ne s’agit pas de nous. Nous ne faisons que mettre de l’ordre après vous et d’autres le feront après nous. Peut-être même une nouvelle humanité, une humanité transformée. C’est cela que je voulais vivre. Tu crois que seule l’immortalité m’intéresse ? (Un ricanement éraillé.) Seuls vous, les humains, en êtres à ce point obsédés. Aucune autre créature ne redoute tant sa propre nature éphémère.
L’oasis avait dû être ravagée par le feu avant que l’on ait pendu les cadavres aux troncs. Ces hommes étaient vraisemblablement morts depuis longtemps, quand on en avait décoré les palmiers desséchés. Tarik croyait les djinns capables d’avoir apporté les dépouilles de loin pour les exposer ici. Ils avaient un sens particulier pour ce genre de pratiques. Idolâtrie macabre, disaient certains. Haine farouche, prétendaient d’autres. Les hommes pourraient tenter avec la meilleure volonté du monde de comprendre les agissements des djinns, ils n’y parviendraient jamais. Les djinns étaient issus de la Magie Sauvage, leurs actes dépassaient l’entendement humain. Croyaient-ils en Dieu ? Avaient-ils une sensibilité – même atroce – pour l’art, pour l’esthétique ? Ou l’exhibition de leurs victimes leur procurait-elle tout simplement du plaisir ? On n’aurait pas les réponses à ces questions aussi longtemps que l’on ne parviendrait pas à faire parler un djinn. Pas un mot en cinquante-deux ans.