Payot - Marque Page - Guy Gavriel Kay - Les derniers feux du soleil
On venait aux hippodromes pour voir le sang et entendre les hurlements autant que pour admirer la vitesse. Sur des tombes, dans des puits et des citernes, on déposait des tablettes de cires gravées de malédictions mortelles, on en enterrait à des carrefours, on en jetait dans la mer sous la lune depuis les murailles de la Cité. On payait alchimistes et chiromanciens - qu’ils fussent intègres ou des charlatans - pour jeter des sorts coûteux sur conducteurs et chevaux dûment identifiés. Dans les hippodromes de l'Empire, les conducteurs de char couraient tout autant les uns contre les autres que contre la mort, le Neuvième Aurige. Héladikos, fils de Jad, avait péri dans don chariot et ils étaient ses disciples. Certains d'entre eux, du moins.
Les orages étaient assez fréquents à Sarance, les nuits d'été, pour accréditer l'histoire bien souvent répétée selon laquelle l'Empereur Apius avait rejoint le dieu au milieu d'un monumental déchaînement d'éclairs et de tonnerre sur la Cité sainte. Pertennius d'Eubulus lui-même, quelque vingt ans plus tard, le relate ainsi, en y ajoutant la chute d'une statue de l'Empereur devant la Porte de Bronze de l'Enceinte impériale, et un chêne fendu du faîte à la racine devant les murailles extérieures. Ceux qui écrivent l'histoire préfèrent souvent le dramatique à la vérité. C'est l'une des faiblesses de la profession.
(Prologue)
Ser Rezzoni de Sorénica, homme sarcastique, avait enseigné que le fondement d'une pratique de médecin prospère consistait à convaincre les patients de revenir. Les morts, avait-il remarqué, revenaient rarement.
-- Dites-le moi. Que doivent faire des hommes d'honneur dans une telle guerre, Ammar ?
-- Se massacrer jusqu'à ce que quelque chose prenne fin en ce monde.
Les saisons tombaient les unes après les autres comme des oiseaux atteints au poitrail par une flèche, rapprochant lentement mais inexorablement de sa conclusion cette vie qui était la sienne, la seule qu'elle aurait jamais.
Sauf que tout était différent, bien entendu. « Comment distinguer le danseur de la danse ? » avait-elle lu quelque part. Ou la rêveuse du rêve, se reprit-elle, en se sentant un peu perdue. Car la réponse était des plus simples.
C’était impossible.
La croisée des chemins. La ronde des jours, des saisons et des années. La vie offrait parfois l'amour, souvent le chagrin. Pour qui avait la chance, une amitié sincère. De temps à autre, la guerre éclatait. Chacun faisait ce qu'il pouvait pour modeler sa propre paix avant de se fondre dans la nuit et d'abandonner le monde comme tous les hommes, illustres ou oubliés, ainsi que le permettaient le temps et l'amour.
Dire de quelqu'un qu'il faisait voile vers Sarance, c'était dire que sa vie était sur le point de changer : il se trouvait au seuil de la grandeur, de la gloire, de la fortune - ou bien au bord d'un précipice, d'une chute ultime et fatale, parce qu'il affrontait un destin excédant ses capacités.
En vérité, il était rare que les troubadours chantent leurs propres chansons, l'interprétation musicale étant considérée comme un art moins prestigieux que la composition. C'était la tâche des ménestrels, qui s'accompagnaient de leurs instruments.
Elle se retourna sur sa selle. Aussi loin que portât son regard sous le soleil levant et le ciel inaccessible, l'herbe régnait, d'un vert foncé ou tirant sur le jaune. Haute, elle ondulait sous la brise dans un bruissement qui l'accompagnait depuis que les Bogü l'avaient emmenée. Même dans son palanquin, elle l'entendait en permanance. Le mumure de la steppe. Tournée vers le nord, elle s'emplie les yeux du panorama en se demandant jusqu'où il s'étendait. Si le monde a connu un matin, il ressemblait à celui-là, pensa-t-elle.