A l'occasion de la rentrée littéraire 2016, Samir Ouazzene présente son ouvrage, "La république magique" (Fayard), co-écrit avec Jean-Eric Boulin, réflexion autour des promesses et des limites de la république Française.
Je quitte mon domicile, un matin sans intrigue. Le métropolitain, les moments de marche, le maigre voyage jusqu'au lieu de travail. Je jouis d'être parmi les corps. Il me font de l'effet avec leurs peaux précieuses, leurs cols de chemise. Je les regarde souffler, fermer les yeux, remettre un habit en place. Les gestes tendres affluent au visage. Derrière, le pourrissement est en marche. Je frémis à l'idée de mort, des taches dans l'étoffe des poumons, d'une douleur suspecte dans le coude.
Il s’est passé un événement. J’ai découvert la couleur de ma peau, blanche.
Je suis blanc et je n’ai pas d’identité. Je ne cesse de me répéter cette phrase, comme un talisman. Je suis blanc et je n’ai pas d’identité. C’est ce déficit qui m’a fait reculer devant l’Arabe de la gare, m’effondrer lors des enterrements païens, décroître comme je le fais depuis la mort de A. La gêne de croiser dans le couloir les Noirs s’explique à cette aune. Je sens qu’ils ont une identité supérieure à la mienne. Je n’ai pas de ressources. Il y a ce vide en moi, et je suppose qu’il est partout chez les Blancs. J’ai l’impression que je ne puis rien convoquer qui me dépasserait, ni culture, ni glorieuse origine, ni sacré. Juste de la honte, et du chagrin. Mon être au monde est carié. Aucune identité collective respectable ne m’attend pour y coucher ma douleur. Je ne parle même pas de la française, ce mensonge. L’identité vient de la peau. Cet anachronisme est encore vrai. Je suis rempli de malaise.
" An-an-an.
--- Calme.
--- Andrea.
--- Quoi ?
--- L'homme à ta droite...
--- Oui.
--- C'est Gabriel Matzneff.
--- Quoi ? "
C'était lui. Il a vu que je l'avais vu. Il m'a paru flatté que je le reconnaisse. Il m'a tendu son visage, comme une fesse, avec un vilain sourire, tout tordu. Sa peau était écarlate. J'ai eu un mouvement de recul. Toute une vie française m'est revenue. Les années 80 dans la douceur de l'enfance. Les plateaux de télévision saturés de fumée de cigarette. La victoire de 1981. Le cri de joie de mon père. La foule à la Bastille, en pantalons en tergal, en blousons en cuir. Les coiffures disco des Arabes.
Yann Guillois voudrait rencontrer le peuple dans la littérature. Dans cette insurrection à faire, il y aurait les mains jaunes des Noirs, combien leurs tranches sont épaisses sur les barres des métros, les mères de famille pauvres qui ressortent de chez Lidl, les sacs pleins d'une nourriture qui fait péter, les premiers travailleurs de l'amiante d'Aulnay-sous-Bois que l'Etat a fait crever de la plèvre, les mères africaines, le boubou éclatant, qui traversent tristes comme des girafes la cité des 4000. Mais non, rien, le peuple n'est nulle part.
Rien ne remonte des profondeurs, de la colère des Arabes et des Noirs, de l'impuissance des Blancs, de tous ceux qui sentent en eux le sang jeune bouillir pour rien, de la haine de tous pour tous, de l'envie de mort et du désir de fusion. Rien ne filtre. Mer d'huile. Monopole de la surface.
Andrea avait toujours voulu un enfant, contrairement à moi. Je ne voulais pas laisser de trace. Je ne voulais pas non plus fabriquer un vivant pour l'envoyer à la mort. La domination sur un enfant me paraissait totale et cela non plus, je ne le voulais pas. C'était au-dessus de mes forces.