VISÉE DU POÈME
Inguérissable blessure de l’être
s’entassent les jours de passage
aux éclairs à peine entrevus
déjà distancés en désordre
seules quelques lueurs palpitent
dans la clignotante conscience
de cette irréversible traversée
Ainsi le maître du navire
en cabine de pilotage
veille à poursuivre l’avancée
quand les déferlantes submergent
par intermittence le gaillard
prélude au possible naufrage
au moins sait-il tenir le cap
Vivre seulement vivre et dire
à fleur de lumière et le ciel
les mots en saccades respirent
d’un rythme sensible à l’écoute
de l’informulable exigence
sans ordonnance ni consigne
pour accueillir l’instant présent
DÉSÉCRITURE
Amas de papiers sacrifiés
à l’écriture du poème
esquisse aux lignes raturées
par vagues successives
ensablant sur la page (la plage)
le dessin d’une épure
Vaine quête de perfection
un ressassement silencieux
s’étire ou se recroqueville
s’allège d’apprêts superflus
autour d’un noyau (d’un joyau ?)
irréductible ou insoluble
Quelqu’étincelle dissidente
s’étiole loin du feu central
soudain hors de portée
une musique s’est éteinte
et le texte à peine ébauché
se meurt aux limbes d’embolie
Je transporte pour tout bagage
Je transporte pour tout bagage
les mots dont chaque jour
je m’enchemise
tissus luisants d’usure
et lessivés de neuf
pour affronter l’indifférence
du monde
Dès le premier mot du poème
tremble l'ardeur à dénuder
la beaute intacte de vivre
Un air neuf avive l'espace
le soleil lave la lumière
l'oiseau lézarde le silence(...)
JACHÈRE
Chair frémissante du prodige
angoisse et volupté mêlées
l’homme se remet en chemin
à peine courbé sous le vent
dans l’effervescence des herbes
dont s’éprend un coquelicot
frêle rescapé des semailles
LIGNES DE FUITE
Là où nous porte le désir
sans bagage l’esprit dérive
que brûle la soif de connaître
Après emboîtage du corps
nulle nouvelle n’est transmise
du long voyage à l’étranger
Il doit se poursuivre — dit-on —
en insolite dimension
et traversée d’infini
Enfant nostalgique à jamais
du halo d’un verbe à venir
nef perdue au fil d’un ruisseau
Danseur d’équilibre précaire
toujours menacé le bonheur
se risque au vertige du vide
Secours
Enfant à l'insondable peine
tu nous appelles de si loin
Contre l'éruption de tes larmes
nous ne pouvons guère t'offrir
que le refuge de nos bras
Nulle caresse de lumière
nulle parole ne t'apaisent
Tellement démunis nous sommes
devant la détresse des yeux
où coulent les vaisseaux du cœur
Nous essayons de te bercer
jusqu'à l'escale du sommeil
moment d'oubli des égarés
Mais par quel charme exorciser
la déchirure d'être au monde
que taraude un désir d'aimer
incurable onguent corrosif
sous la main rugueuse du temps
Malgré la connivence des hommes, dont témoigne leur amitié mais aussi leur engagement dans la Résistance, leur combat permanent pour la liberté, leur lutte constante pour la justice et la défense des humbles, toutes actions fondées sur une commune référence à des valeurs inébranlables, philosophiques, politiques, morales ou esthétiques, il est malaisé de comparer les œuvres de Char et de Camus, même si une évidente parenté engage à les rapprocher. Car l'écriture de l'un, romancier, dramaturge, essayiste, journaliste, s'inscrit, en principe, dans la durée, tandis que le poète de l'autre éclate dans l'instant, se voulant "l'éclair même des métamorphoses"
(...) C'est oublier que la "tension" qui caractérise, différemment - mais tout aussi efficacement- l'écriture de Camus, relève d'une même volonté nostalgique d'abolir le temps, par des techniques diverses.
Le souffleur...
Le souffleur, au bout de son tube, arrondit et
nourrit la boule de feu. Puis il informe dans la
pâte la sveltesse d’un col, la bouderie d’une lèvre,
la flânerie d’une joue, on ne sait quelles prémisses
d’un visage embouti dans le façonnement de
l’objet. Des farines de couleur plus vraies que
nature, se fondent, mûrissent, s’irisent,
transparaissent ou s’opacifient.
Dans l’art de jouer avec le feu, il se peut que la
beauté consente à se lover dans le piège lumineux
tendu par l’oracle du verre.
ÉCLIPSE
Assis côte à côte
affublés de lunette d’aveugle
ils contemplent
la lente dévoration du soleil biscuit que savoure
l’ellipse d’une mâchoire
invisible
la lumière s’anémie
d’insolite fadeur crépusculaire
le monde prend froid
toujours transi
lorsque le soleil
ferme la parenthèse
et regagne sa rondeur
Les hommes frissonnent
d’angoisse cosmique
dans la résurgence au tréfonds
de leurs cellules reptiliennes
d’immémoriales superstitions
p.40