Hervé Boullanger

_ Je me suis senti un peu ridicule, comme ça, à genou.
_ C'est tout le contraire. Tu étais ridicule quand tu te poussais du col. Aujourd'hui tu t'es grandi en t'abaissant.
_ Bizarre quand même que toi une musulmane, tu me fasses réciter le « Je vous salue, Marie ».
_ Tu es d'une ignorance théologique crasse, Charles Lubac. Maryam est plus citée dans le Coran que dans les Évangiles. C'est même le seul prénom féminin qui est mentionné. Fatima, la fille du prophète, « que la paix et la bénédiction d'Allah soient sur lui et sa famille », n'a pas le droit à cet honneur.
_ C'est pourtant un joli prénom. Elle tourna la tête pour cacher qu'elle souriait, trop tard pour qu'il ne la vit pas.

Quelle drôle de fille, se dit-il, si différente des femmes, sophistiquées et féminines qu'il avait séduites ou qui constituaient son entourage familial et professionnel. Il scrutait son corps élancé et harmonieux, malgré la robustesse des muscles, ses traits de visage régulier et cette peau mate à la texture soyeuse. Le contraste avec son œil mort, qu'il voyait bien à présent, le captivait comme on aime avoir peur en écoutant des histoires de fantôme. Ce globe blanc lui rappelait les Carabosse dans les trains fantômes des fêtes foraines de son enfance ou les morts vivants dans les films.
Il se demanda d'abord pourquoi elle ne s'était pas fait poser un œil artificiel comme font les borgnes aujourd'hui. La médecine de réparation avait accompli de grands progrès ces dernières et les faux yeux apparaissaient troublants de vérité. Il s'aperçut cependant que la bille oculaire morte continuait de bouger dans les paupières. Vers le bas du globe blanc, apparaissait de temps à autre un bout d'iris et de pupille quand elle regardait en l'air, comme si tout l'œil avait été déplacé vers le bas. Au fond, se demanda-t-il, il y a peut-être encore quelque chose de vivant là-dedans et voilà pourquoi elle ne le fait pas remplacer par une prothèse. L'autre œil était très beau, grand et d'un iris noisette intense. Il voyait qu'elle s'énervait de son regard sur elle malgré ses efforts de discrétion. Il continuait quand même, plutôt amusé par son agacement.

_ Franchement, Charles, on n'y comprend rien à tes explications, se plaignit à son tour le pasteur.
L'ancien directeur financier sortit de sa poche le croquis qui ne le quittait plus depuis sa découverte de l'opération de blanchiment dans son ex-entreprise. Il attrapa un stylo et le compléta devant les yeux écarquillés des Fra'.
_ Regardez ! dit-il en montrant le schéma. Si c'est compliqué, c'est fait exprès. Vous voyez en noir les versements en argent liquide issus du trafic illégal qui sont blanchis ensuite par les échanges commerciaux fictifs. Les virements bancaires bien réels censés les payer reviennent aux commanditaires qui retrouvent leur mise versée en espèces. Les malfaiteurs, qu'ils soient des Amalécites ou des mafieux, cherchent toujours à brouiller les pistes, pour entraver la compréhension de leurs magouilles.
_ C'est ce que je vous disais tout à l'heure, reprit Fatima. Au départ, un trafic illégal génère des espèces.

_ La foi, Charles, c'est la foi qui le bloque. L'Antéchrist ne peut advenir que dans un territoire sans foi, un pays sans Dieu, une « God free place » comme disent les Anglais. Tant que demeure un groupe de croyants de taille suffisante, des sanctuaires, des personnes qui prient, il ne peut pas s'installer. Tu comprends ? Il veut remplacer Dieu dans le cœur des gens. Pour que ça marche, il faut avoir fait place nette, que les croyants aient vidé les lieux. Il faut une apostasie générale.

Pour guérir leurs angoisses existencielles, nos contemporains préfèrent désormais les psychologues et les cours de yoga. Pourquoi se confier à ce vieillard, immense puit de science et de sagesse, alors qu'il risque de vous déconseiller les comportements d'autodestruction que vous chérissez ? Mieux vaut payer trop cher des ignares qui vous confortent dans vos travers.

Le curé présenta ensuite son invité avec des mots sympathiques à son égard en précisant qu'il se disait matérialiste.
_ Désolé, je ne suis pas très versé dans la religion, compléta Charles.
_ Quelle originalité de nos jours ! ironisa le pêcheur.

Fatima hochait la tête poliment. Elle était un peu agacée lorsqu'elle entendait ressasser les vieilles histoires de l'Algérie française par des pieds-noirs ou leurs proches. Cependant, elle ne portait pas en elle la rage de certains jeunes de sa génération qui avaient subi le bourrage de crâne des réseaux sociaux sur le pardon impossible des « crimes coloniaux ». Si elle admirait les héroïnes de la guerre d'indépendance dont elle connaissait les noms et les hauts faits, elle pensait aussi que les Algériens feraient bien de tourner la page. Les français s'étaient bien réconciliés avec les Allemends après deux guerres à se massacrer. À trop regarder dans le rétroviseur, la jeunesse algérienne et française se privait de préparer l'avenir.

La deuxième partie de la formation encourageait les auditeurs à s'avancer sur l'estrade et à témoigner de leur expérience. Bien que la formatrice ait auparavant dénoncé « l'artifice de la fausse binarité entre producteurs d'œufs et producteurs de sperme », elle rétablissait cette distinction dans cette phase de son cours. Les femmes étaient invitées à raconter les incidents de machisme dont elles avaient été victimes. Les hommes devaient évoquer les fois où ils s'étaient mal comportés et avaient manifesté ainsi leur « fragilité hétéronormative androcentrée ».

Les Amalécites se réjouissaient du spectacle. Ils n'exprimaient pas cette froide indifférence des nazis dans les camps, plutôt la délectation sadique d'un enfant arrachant les pattes d'un insecte pour éprouver sa toute-puissance.

À la seconde où il attrapa le blouson, il sentit le souffle du corps de Fatima passer contre lui comme un train à grande vitesse. La seconde d’après, il eut le temps de l’apercevoir accroupie devant les deux culturistes. Sa jambe droite balaya le sol dans un large mouvement circulaire, comme un cosaque ukrainien dansant le gopak. Ils s’écroulèrent comme des quilles. L’un s’évanouit en heurtant de la tête le mur du garage. L’autre tenta de se relever lorsque Fatima lui asséna en pleine face un puissant coup de poing qui produisit un sinistre craquement osseux. Il perdit à son tour connaissance.
Le roux se précipita vers elle, armé d’un couteau de commando. Elle se redressa et tel un félin, bondit sur lui. Comment pouvait-on couvrir une telle distance d’un seul saut ? se demanda Charles. L’homme chuta sur le béton sale dans un nuage de poussière. Il gémit. Les deux puissantes mains de Fatima s’étaient refermées, la gauche sur le poignet armé, la droite sur la gorge du roux. L’homme dût ressentir tout de suite, comme Charles avant lui, qu’une petite pression supplémentaire de cet étau sur le cou soufflerait la flamme vacillante de sa vie.