Mais quelle heure est-il ? Je te dis que je suis levé depuis longtemps et tu veux savoir ce que j’ai fait. Je te parle d’une Grany Smith qui a pourri dans le compotier. Je ne l’ai pas regardée pourrir mais je te fais croire que si. Tu aimes les observations lentes. Tu réclames des détails sur la flétrissure de la peau, les bouffissures invisibles des chairs. Hier, la pomme était encore intacte. Nous n’avons pas su voir, je te réponds. Tu soupires. Tes lèvres absorbent un peu de café et ta bouche grimace. Tu as mal au ventre pour la journée.
Quel code inventer, pour être dans l’oubli ?
J’entends tinter contre l’émail le pommeau de la baignoire. Parfois tu te frottes jusqu’au sang. Ou tu perces avec une aiguille les boutons qui ont germé dans les replis de ton aine. Tu les arroses d’eau de Cologne. Tu les brûles. Et tu rachètes ainsi les fautes que tu n’as pas commises.
Pendant que tu essaies des chemises et des robes, des pantalons et des jupes, je relis les dernières pages de mon roman, « La diagonale du cavalier ». Elles ressemblent à un corps gras qui aurait caillé. Les phrases n’avancent pas, ressemblent à mon être sur le canapé, dont les pensées pourrissent. Je trouve la force de réfléchir à cette question, du roman qui réussit mal à dire. Mais quoi au juste ? Je n’en sais rien, je n’ai que des soupçons. Les ratures, les repentirs, les griffures des marges, les feuilles qu’on jette, voire, sont peut-être le lieu du livre. Avec leur pauvreté. Leur inachèvement. La littérature serait dans le chantier, pas dans la maison. Ma fatigue hausse les épaules. Mes réflexions se brisent comme du verre. N’existe-t-il pas une maladie où le corps se brise comme du verre ? Tu fais irruption dans la bibliothèque et tu tournes dans une jupe de feuilles mortes. Tu l’as depuis toujours. Tu la portais déjà au mariage de tes sœurs. Tu ris. Je te dis qu’elle te va bien mais que l’ensemble est trop vaporeux. Tu hoches la tête. Tu pinces les lèvres. « Vaporeux » n’est pas le mot qui convient. La texture même de la jupe exclut l’épithète. Tu t’absentes trente secondes et tu reviens avec une robe à liserés bleus au col. Tu tournes encore et mes yeux grossissent dans leur orbite. Les livres se troublent sur les étagères. Le plafond se met à peser lourd. Et ta voix s’échappe de ta voix. Vaporeux, vaporeux, non, décidément. Je te propose de t’asseoir et je nous allume une cigarette. Tu dis que tu es lasse. Il y avait trop de lait dans ton café. Tu sens une lame à l’intérieur de ton ventre. Et je n’en suis pas le manche.
(Off)
L’irréalité de Porto tient à ce qu’elle a perdu l’équilibre depuis longtemps. Je sens dans la marche qu’elle pourrait glisser d’un coup vers le Douro. Le temps ne résisterait pas davantage à la chute. Le poète de la ville, fiévreux, intranquille, a suspendu voilà cent ans le mouvement des horloges. Les fantômes grimaçants des clowns s’en réjouissent au jardin de la Cordoaria et crachent des noyaux d’olive sur les passants. Quand l’autre rive m’attire à la tombée de la nuit, je ne sais pas si la lumière monte ou descend. Comment accompagne-t-elle ce qui apparaît et dans quel sens ? Les cabines du téléphérique semblent flotter sans suspensions, escortées par les goélands. Je crois entendre le vent marauder. Il a vu venir à lui quelque beauté amoureuse et s’en émeut. Mais elle court déjà, portée par son désir de chair, et le pont est soudain vide. Je regarde la profondeur du bleu en contrebas, les eaux sont calmes. Un bateau se promène le long des berges. Avec à son bord un marinier sans âge ni destination. Il se laisse conduire, je le pressens, et sa nuit sera sans sommeil. Demain, on retrouvera son corps sur une estaque. Et personne ne saura jamais quel mirage est passé par là.