Elle n’avait jamais goûté les lèvres d’un homme, mais chaque baiser sur la joue, chaque frôlement sur sa peau éveillaient en elle des sensations inédites. Des sensations physiques, comme si son âme descendait de son cœur à son bas-ventre, se diffusant peu à peu dans ses parties intimes. Cette sensation se promenait dans son corps et elle tentait de ne pas respirer trop fort, s’efforçant de lui cacher le plaisir inconnu que diffusait sa présence en elle.
On ne refaisait pas le monde dans la nuit, elle le savait et s’en voulait de rester éveillée si tard. Cette fois, comme d’habitude, elle songea à sa vie mais pas à son travail. Elle songea à ce voyage que, sans le souhaiter, elle devait entreprendre vers Majorque, et se remémora la dernière phrase du mail envoyé par Anna : « Finalement, ce mystérieux héritage va nous permettre de nous revoir, et tu vas enfin rentrer à la maison. » « À la maison. » Le terme avait dérangé Marina. Majorque, ce n’est pas chez moi, s’était-elle dit. C’est mon lieu de naissance, celui où j’ai passé mon enfance. Où mes parents ont vécu et où il ne reste plus qu’Anna. Non, ce n’est plus ma maison. Rien ne m’attache plus à cette île.
Ne me vouvoie pas, s’il te plaît, ça me fait me sentir encore plus vieille. Je n’ai jamais eu l’impression d’être de nulle part. J’ai voyagé dans le ventre de ma mère pour fuir l’Allemagne dans les années 1930, j’ai grandi en Argentine parmi la colonie d’immigrants allemands de Buenos Aires et… ensuite, quand j’ai eu vingt ans, mes parents m’ont envoyée étudier à Heidelberg, une belle ville étudiante, toute petite, où j’ai passé huit ans. Je suis tombée amoureuse d’un musicien et je suis restée en Allemagne. Mais l’Argentine me manquait et je l’ai convaincu de partir à Buenos Aires. Je suis passée d’un endroit à l’autre toute ma vie.
Elle ne vit plus une petite fille qui faisait un caprice. Elle ne vit plus une ado rebelle. Elle vit une femme exprimant un désir. Une personne à part entière, et non un prolongement de la vie de sa mère. Elle songea que si Anita avait l’occasion, à cet instant même, de prendre le Lord Black pour traverser l’Atlantique, elle le ferait les yeux fermés. Sans hésiter une seconde. Elle ne serait pas lâche comme elle-même l’avait été. Elle se rendit compte que sa fille était une femme bien distincte d’elle, sur tous les plans. Connaissait-elle véritablement Anita ? Non en tant que progéniture, mais comme la femme qu’elle était ?
Voyant ses compagnes de classe passer comme si Anita n’existait pas, elle prit conscience du courage de sa fille. C’était peut-être le moment de la regarder comme une jeune femme de quinze ans dotée de ses propres aspirations. Une femme qu’il fallait commencer à respecter, et pas seulement à chérir et protéger ainsi qu’elle l’avait fait jusque-là. Une femme, oui, qui désirait partir.
Anna se souvint d’un récit biblique que leur avait lu la professeure de littérature de San Cayetano. L’histoire de Samson et Dalila. Samson, héros à la grande force physique, craint des Philistins et désiré par les plus belles femmes. Sa force résidait dans sa longue chevelure, secret qu’il avait toujours gardé jusqu’au jour où une belle Philistine nommée Dalila avait croisé son chemin. Elle avait réussi à le rendre amoureux et, fou d’elle, il lui avait dévoilé son secret. Cette nuit-là, quand Samson dormait, Dalila lui avait coupé sa chevelure et l’avait livrée aux Philistins. Armando, comme Samson, avait cessé d’être le mec puissant et admiré de tous ; il ressemblait à présent à un Samson défait et demandant grâce. Anna ressentit de la peine pour son mari. Malgré tout, elle éprouvait de la compassion pour lui. Ce qu’elle ne s’imaginait pas, c’était que le rôle féminin de cette histoire biblique existait également dans la vie d’Armando.
Dix ans à faire l’amour presque sans désir. Dix ans, pour Anna, assise sur les toilettes, à regarder tous les mois sa culotte tachée de sang. Dix ans confrontée à l’incompréhension. Armando n’éprouvait pas le besoin d’être père et ne saisissait ni la nécessité qui animait sa femme ni la dépression dans laquelle elle sombrait peu à peu. Chaque année un peu plus. Elle se sentait vide. Creuse. Stérile. Elle voyait s’arrondir le ventre de ses amies d’enfance et se tordait intérieurement. Elle était envahie par la tristesse de ne pouvoir concevoir ainsi que par la honte d’être une femme stérile. Une femme inapte à procréer. Dix ans.
Effleurant ses lèvres, il avait attendu, tranquillement, qu’elle entrouvre la bouche et laisse entrer sa langue. Sans se presser, avec délicatesse, il avait savouré chaque nouveau recoin qu’il découvrait dans cette bouche tant désirée, promené sa langue sur ses dents, ses gencives puis, lentement, joué avec la langue d’Anna. Il était ressorti. Les yeux clos de son amie, sa bouche entrouverte en demandaient davantage. Il l’avait embrassée plus fougueusement, elle lui avait rendu son baiser et, pour la première fois, cédé à l’amour de celui qui resterait pour toujours l’homme de sa vie.
Seulement, la vie, on le sait désormais, n’est pas comme on veut qu’elle soit, mais comme elle est, et ces plans n’étaient pas ceux de la fille d’Imelda qui, amoureuse de son brave vendeur de pain ambulant, se contentait de l’existence qui lui était échue. En revanche, il avait une chose dont la fille d’Imelda était certaine, et qu’elle devait à sa mère : jamais elle n’abandonnerait l’enfant qu’elle portait comme l’avait fait Imelda avec elle, car c’est ainsi qu’elle l’avait vécu.
Antonio, pour sa part, aurait pu faire preuve de son humour caractéristique, car c’était un type drôle doté d’une gouaille de rue, ou plutôt de mer, et ce ne sont pas des mots en l’air : il n’avait jamais lu un livre de sa vie, raison pour laquelle il avait arrêté ses études à quatorze ans. Mais il était rapide et faisait rire ses copains, petites amies et proches avec facilité. Grâce aux lèvres qu’il avait reçues à sa naissance, il obtenait plus de succès que tous ses collègues.
Sa fille était tellement sûre d’elle concernant son avenir ! Anna la contempla presque avec admiration. À quatorze ans, pour sa part, elle était encore dans les jupes de maman. Elle s’habillait avec les vêtements que lui achetait sa mère, mangeait ce que lui préparait sa mère, sentait le parfum de sa mère et c’était encore sa mère qui lui brossait les cheveux tous les soirs. C’était un autre temps, mais, quand même, quelle différence entre ces deux relations !