Catherine Laborde

Nous sommes dix millions à ne jamais nous plaindre. Tu te rends compte : dix millions. Il y a dans ce pays, où l’on ne peut plus se faire entendre si on n’est pas la victime de quelque chose ou de quelqu’un, dix millions d’hommes et de femmes qui conjuguent en même temps le courage et le silence.

Je suis là pour te soutenir avec une patience inébranlable, en affichant vingt-quatre heures sur vingt-quatre le sourire bienveillant qu’arbore dans ses bons jours le personnel hospitalier. Je ne suis pas là pour me faire plaindre, mais uniquement pour encaisser les chocs et rassurer alentour sur ton état :
« Comment va Catherine ? Mais si, elle va bien, beaucoup mieux, et elle vous remercie de l’intérêt que vous lui témoignez. »

Je renonce parfois, j’ai la sensation que tu subis plus que moi la violence de ma maladie parce que tu ne peux rien pour moi. Aucun moyen de la comprendre, de l’annihiler. Je suis clouée au crucifix de l’amour.

Quand je reviens au milieu des autres, ceux qui sont pris dans la déambulation dynamique de la vie, je ne puis m’empêcher de penser qu’ils forment les détachements d’une immense cohorte qui s’éloigne à la hâte, cohorte où j’ai perdu ma place.

Amour ou pas, notre couple est condamné à s’effacer, restera un seul. Il n’y aura plus de couple, il n’y aura plus rien. Tu sens pourtant combien, malgré la douleur de la maladie, quelque chose de léger flotte autour de nous. Le couple nous protège-t-il du malheur ou, au contraire, l’accélère-t-il ?

Je n’ai pas l’impression de mutiler mon identité, voire de la perdre – même s’il m’arrive parfois de hurler intérieurement comme un loup enchaîné – en devenant prioritairement ton aidant, pour reprendre le mot qui, faute de mieux, désigne ceux qui se mettent au service de quelqu’un en perte d’autonomie sans chercher à savoir s’ils agissent par amour ou par devoir.

Depuis que tu es malade, tu te débats pour ne pas te noyer, et moi, à tes côtés, qui te vois tantôt stuporeuse et divagante, tantôt terrifiée par la lumière trop crue d’une lucidité apeurée, je reste à bord du bateau d’où tu es tombée dans l’eau noire. Et j’ai beau t’assurer à cor et à cri de ma présence, le navire s’éloigne sans espoir de retour.

L’ennemi n’est pas la maladie mais la peur ; car je n’ose plus rien, je ne fais plus rien, je ne suis plus personne. La peur a pris toute la place. Il n’y a pas d’issue, il n’y a pas de courage… seulement la solitude de ma défaite et la conscience que je ne m’en sors pas

Cette peur m’empêche de dormir, me réveille la nuit, le jour, seule ou avec d’autres. Elle triche dans le jeu de la vie, et me laisse, m’abandonne, exsangue, poussière, dans la terreur de la solitude. Puis-je encore écrire ? Je tremble, ma main tremble, mes idées se brouillent, la peur est une maladie, la mort use nos vies et, dans ce cloaque desséchant, nous étouffe sous nos cris.

Au fond sa mort n'a aucune importance...C'est ça l'insupportable.Elle ne détruit rien parce que tout avait déjà été détruit avant.

Il ment. Je le constate à sa manière de relever la tête en clignant des yeux.Bon, comme il raconte des craques,impossible, impensable, même, de le laisser seul. Ou je le confie au personnel de la SNCF, ou je l'emmène avec moi à Mérignac. Nous remontons sur le quai 1. Toujours pas de chef de gare. Mais où est-il ?