Mais c’est du fond de cette douleur inconnue, sans doute, que j’ai puisé ma capacité illimitée à créer. Parfois, souvent, cette douleur revenait. Elle revient encore à la surface, par moments, comme une brûlure de l’épiderme, et m’envahit d’une mélancolie, d’une nostalgie pour ce qui n’est plus, pour ce qui aurait pu être aussi ma vie, si j’avais accepté de prendre une autre voie, si je m’étais résigné à rester dans le chemin qui m’avait été tracé et dans lequel je m’étais engagé. Mais je ne regrette pas ces écarts, ces bifurcations qui m’ont amené là où je suis maintenant, en cette heure dernière.
Je me promis alors de ne jamais laisser personne me parler sur ce ton, et de rester libre comme l’air, comme les oiseaux sur le rivage, toujours sur le qui-vive et prêts à s’envoler si quelqu’un vient les déranger, libre comme le feuillet qui virevolte au vent. En repensant au feuillet, j’ai dû me dire que c’était la solution : ne pas dépendre d’outils trop lourds, ni de matériaux qu’il faut manipuler dans un atelier, ni des commandes des seigneurs orgueilleux, et que le dessin au fil du pinceau est aussi libre que l’oiseau, si l’on parvient à être le pinceau même.
Il n’y a guère que les bâtonnets d’encre et les brosses à peindre pour savoir reconnaître une ligne tracée par une main de maître. Les pinceaux ne gardent-ils pas un peu de la sensibilité de l’animal dont leurs poils sont faits ? Les peintres leur parlent amicalement, et les encouragent comme des êtres vivants. Si quelqu’un me regarde travailler en cachette, lorsque je murmure des mots doux à mes outils, il doit hocher la tête et se dire que mon surnom n’est pas usurpé : Hokusai, c’est vraiment un fou qui peint.
Il y a une certaine solitude dans la liberté, c’est le prix à payer, et je suis bien aise d’avoir plus ou moins réussi, même si je suis moins gras et moins opulent que nombre de médiocres.
Le soir, au contraire, à l’heure bleue du crépuscule, la lumière chute brusquement, et c’est la nuit, d’un noir impalpable. Le noir est une teinte tout en nuances : il y a le noir antique, mêlé de rouge ; le noir aux reflets de bleu, plein de fraîcheur ; le noir mat, comme éteint par un mélange de blanc ; le noir brillant, auquel on ajout de l’alcool de riz pour lui donner de l’éclat ; le noir de pleine lumière où scintillent des traces de gris ; et le noir d’ombre, noir dans le noir.
C’est en gardant les plis, les envols des vêtements qui suggèrent le mouvement, l’ondulation du corps que l’on peut dessiner la vie. Car c’est la vie qui doit être montrée, dévoilée, pas la matière. La beauté, ce n’est pas seulement une élégante tête de poupée qui émerge de tissus aux courbes artificielles, artistiquement dessinées ; c’est un corps qui imprime son mouvement au vêtement.
Les courbes, la souplesse d’un corps, ce que l’on a connu, ressenti par le regard, le toucher, l’acte d’aimer, ne peuvent être représentés par le seul dessin du nu, qui est quelque chose de flasque, de grotesque. Comme un fruit déjà épluché dont il ne reste qu’à mordre la chair pour assouvir sa soif et sa faim, avant de s’en détourner, rassasié, en imaginant son pourrissement à venir.
Inaba savait tout des qualités du noir, du plus pur, du plus épais au plus transparent dont il ne reste qu’un trait délavé, car l’encre n’est pas indifférente et, parfois, elle n’est là que pour faire paraître le blanc sur la page, comme le silence dans un horizon de neige.
Le spectacle de ces éléments déchaînés qui semblaient ne jamais vouloir cesser, comme une impulsion de vie pareille à celle qui bat en nous, m’a fortement impressionné ; j’étais moi-même ces vagues qui vont et viennent, et, plus je les observais, plus je m’imaginais que la mer était en moi, que j’étais la mer elle-même, avec cet entêtement, cette obstination, cette obsession à toujours vouloir avancer, toujours recommencer sans se lasser de se heurter au rivage, toujours avoir le désir de dépasser les limites qui nous emprisonnent, enfreindre les interdits et aller au-delà de l’infranchissable.
Le peintre n’accepte pas le monde tel qu’il est mais il ne peut non plus le changer ; alors il le transforme en le montrant tel qu’il est à travers son regard.