C'est au moment où vous tournez en dérision la perfection que vous atteignez la plus grande des perfections . A vrai dire, vous êtes alors parfaitement imparfait parce qu'imparfaitement parfait .
Quand l'auteur, qui se veut le chroniqueur du monde des affaires belgradois, ou plutôt de sa branche aroumaine, roumélienne, macédovalaque ou tsintsare - comme la nomment les Serbes -, se mit en quête d'un être à la fois suffisamment perspicace et tenace pour s'infiltrer en douce, en cette veillée de Noël de l'an de grâce 1941, dans leurs âmes fermées à triple tour, les membres de la famille Njegovan s'étaient réunis à Turjak, non loin de Ljubljana, pour fouler de leurs souliers vernis la terre qu'ils avaient arrachée à la lignée ennemie, aux mêmes origines et à l'avenir aussi noir.
Il vivait enfermé dans le palais de justice comme dans une morgue, inscrivant des noms morts dans un registre sans vie, et il s'imaginait que tout Paris était aussi mort que lui, que dans ses rues on n'entendait que le grincement des roues des charrettes transportant les condamnés, le roulement des tambours de la garde nationale et le sifflement du couperet.
Mais Paris vivait ! Paris s'amusait ! Paris riait !
Il éprouva de l'amertume et un certain agacement en voyant tous ces gens qui le laissaient, lui, Jean-Louis Popier, se soucier de la guillotine alors qu'eux-mêmes vivaient comme si elle n'existait pas et qu'ils avaient l'éternité devant eux.
En ce temps-là, il était à la mode, à Paris, de collectionner des objets ayant trait aux exécutions. La vie s’insurgeait contre la mort et l’échafaud en les présentant comme des amusements anodins. Dans les bureaux du tribunal, parmi les greffiers qui avaient le privilège de pouvoir approcher le bourreau Samson et les autres servants de la guillotine, on s’échangeait des pièces rares. Son voisin, l’archiviste Chaudet, possédait une mèche provenant de la perruque de Louis XVI et, tandis que Popier mâchait lentement son déjeuner, il était justement en train de négocier avec le greffier Vernet l’échange de quelques cheveux du roi contre une bouclette de la fille Corday. Plus tard, on se disputerait les morceaux de la dernière chemise de Danton, le pansement ensanglanté que Robespierre avait porté sur sa mâchoire blessée et autres raretés, parmi lesquelles d’habiles contrefaçons. Un scandale éclaterait quand on découvrirait, rien que dans le greffe, trois balles prétendument tirées sur l’Incorruptible, alors qu’une seule pouvait être authentique.
Popier n’avait jamais pris part à ce commerce, ni parié un seul sou au jeu consistant à deviner combien de personnes seraient tel jour exécutées. Sa réserve, en ces temps où la Raison dévorait jusqu’à soixante vies par jour et où les Parisiens étaient devenus totalement indifférents à la mort, ne peut signifier qu’une chose : que lui y pensait, et qu’il compatissait avec ceux qui mouraient. (pp. 29-30)