Citations de Audrée Wilhelmy (58)
Je garde pour moi toute seule ses lampées liminaires, ses cils ouverts sur le jeu des feuillages ; j'entends, la première et sans partager, le bruit mat de son pleur et ses bronches se remplir.
Elle a, comme moi naguère, la tête foncée des fortes qui naissent déjà chevelues, et la bouche ronde et les sourcils et les doigts longs, les pieds.
Ses yeux qui me regardent regardent à travers moi : ils disent sans ambages qu'elle n'est fille de personne. (p.272)
C’est un geste singulier que de tenter de traduire sa pensée en mots. Jamais il n’y a de mots assez précis pour la précision d’une pensée.(p.99)
… je ne veux plus jamais avoir à faire quoi que ce soit. La moindre responsabilité m’effraie : même un amant serait beaucoup trop de travail, et l’idée seule de prévoir une rupture est éreintante. Ma paresse m’attache à toi même si plus rien d’autre ne nous lie. (p.80)
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Je reste, portes closes, avec ceux de mon clan ; ourse d'hiver qui dort et se laisse téter.
J'ai la fatigue large. Engourdie, j'écoute les bruits de la bise, mats ou cassants contre les carreaux. La neige tombée du nord m'annonce la mort lente de ma mère Betris, puis celles, saisissantes, de mes mères Elli et Silène, tombées l'une sur l'autre dans la glace noire des sentes. Plus près, les cristaux des étangs, les mésanges et les jaseurs parlent d’éteules gelées, de secrètes amours : jupes renversées, mains chaudes, cuisses froides.
La petite croît longue, souple comme la prêle. Je l'allaite, je couve et je dévore : mon corps connaît ses devoirs mammifères. Chaque jour, les enfants vont et viennent, ils me racontent les histoires du village ; Lélio dit celles de Kangoq enneigé, Boïana celles d'un pays disparu sous les plumules. La troisième fait son travail de faon : elle dort, elle tète et son humeur a la constance des glaces.
Le froid passe sans que je l’aie senti ; j'ai été, comme naguère blessée, dans un demi-sommeil, sans volonté, sans allant, dans la fatigue seule, offerte à l'appétit de ma noire, Minushiss, mon innommée ma chatte d'automne.
Le printemps ramène les lumières égales de ma naissance et je ne sais plus mon âge.
Quand, plus tard, le vent porte les oies du sud, enfin, je m'étire dans leur cancan, ankylosée de trop de repos. J’aime l'horloge d’Ina Maka ; mes membres s’irriguent en même temps que les arbres, la reverdie me tire des draps comme elle arrache les érables, les bouleaux, les frênes à leur sommeil hivernal.
Quand Laure entre dans la chambre, pour la première fois depuis des mois je porte du linge de femme. Ma vorace a six mois, elle est grande déjà mais pataude de ses mains, ses bras, ses jambes ; elle rit peu, regarde encore moins, je l'aime de l'amour des fortes. (p. 289-290)
"Le ver laboure la terre qui fait pousser le maïs qui nourrit la poule qui nourrit le renard qui donne la fourrure que le pauvre utilise pour faire le manteau du riche."
"Le tarot ne fait pas peur quand il sert à orienter les décisions à venir : il est facile de plier le quotidien pour le faire entrer dans une carte ; c'est lorsqu'il bénit des méfaits déjà prévus et à moitié réalisés qu'il est plus dangereux : il devient une incitation au mal, une sorte d'accord mystique à l'endroit de mauvaises actions préméditées."
"C'est un geste singulier que de tenter de traduire sa pensée en mots. Jamais il n'y a de mots assez précis pour la précision d'une pensée."
Ce sera la dernière fois, mais il sentira quand même qu’aucune femme, jamais, ne l’a aimé ou ne l’aimera comme je l’aime, c’est-à-dire à en mourir pour lui. (p.57)
D'abord je me traîne sur le sol, je tire mon poids du coude, puis j'apprends la manière de soulever le tronc, de tenir la masse du corps sur les poignets, les genoux. Je fends les herbages, je creuse des sillons de terre noire. Ms pattes s'enfoncent dans le mor. Je deviens corniaud, je surgis partout, imprévoyable. Les quarante-huit talons de ma mère doivent éviter de me piétiner tandis que je découvre le plaisir du ventre qui frise le chiendent rabattu, piquant et sec.
"Ces jours-là, il n'y a rien à faire, je me laisse aller, je ne m'habille plus, je ne me lave plus ; c'est une déchéance qui peut durer des semaines, elle ressemble d'abord à une libération, mais même l'apathie écœure à long terme."
A force de le voir chaque jour, ton poulailler de servantes m'affecte de moins en moins, mais elle... elle : même morte, je ne la supporte pas. C'est insensé, je crois que j'envie jusqu'à sa mort entre tes doigts. Mais assassine-t-on les vaches comme on tue les oiseaux ? Ha ! ha ! je t'imagine en train d'essayer de m'étrangler. Tes mains font-elles seulement le tour de mon cou ? Pauvre toi, et pauvre moi surtout, qui comprend maintenant que rien de ce que je pourrai faire ne saura t'arracher à tes femmes mortes.
Le ver laboure la terre qui fait pousser le maïs qui nourrit la poule qui nourrit le renard qui donne la fourrure que le pauvre utilise pour faire le manteau du riche. Personne ne mange le riche. Personne ne mangera jamais Féléor Barthélémy Rü.
Dans l'espace d'une pensée, toutes les nuances sont évidentes. En mots, elles ne le sont pas. Il ne faut jamais espérer dire les choses qu'on pense en espérant qu'elle soient logiques pour quelqu'un d'autre.
Je marche dans le parc et je rencontre une femme. Elle dit qu'elle est l'intendante dans la maison d'un homme riche. Elle décrit un manoir très beau dont j'ai entendu parler souvent. Je dis : c'est le château de l'Ogre ! Elle dit que pour faire partie de l'histoire, il faut en marier le maître et écrire dans un livre qu'on a envie d'être tuée.
Les mots font partie du mécanisme de Féléor. Il est comme les automates, il ne fait les gestes qu'une fois tous ses rouages bien en place. Avant de tuer, il a besoin de se voir comme un personnage de livre, il a besoin de savoir qu'il existe dans les mots de quelqu'un d'autre.
le désir de paraître jeune empire ce que l'âge a déjà pris soin d'user
p.75
Je crois que lorsqu'on rêve trop longtemps le danger et le mal, plus rien, même la vraie violence de la vraie vie, ne peut sembler réel ou grave. C'est la même chose qu'avec l'amour, les espoirs, les peurs. Les choses auxquelles on pense trop deviennent fausses. Leur réalité est cachée derrière l'idée qu'on s'en est faite.
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Je caressai des dents la plante du pied et pressai ma langue sur l'orteil estropié, une première fois rapidement, car un tressaillement de la cheville me fit craindre l'effarouchement de la jeune femme, une seconde fois plus longuement, en insistant sur les pourtours de la plaie pour en sentir les bourrelets gonflés où l'ongle s'appuyait autrefois. Puis mes dents trouvèrent une cloque ronde, pleine, que je fis éclater entre mes canines. Je me souviens que le liquide tiède gicla dans ma bouche, je m'empressai de serrer les dents sur la blessure pour ne pas perdre une goutte de lymphe, ma langue glissa sous la peau et toucha la chair tuméfiée. Un frisson parcourut la jambe de la danseuse, montant de la cheville jusqu'à la cuisse, mais elle ne me repoussa pas et, interprétant son sang-froid comme un assentiment, je me mis à croquer toutes les cloques de son pied, éprouvant une joie féroce chaque fois qu'un frémissement de douleur animait le membre.
Chaque fois que j’engendre un personnage, je fais comme tous les parents : je lui donne des morceaux de moi, des bouts de ma pensée, quelques traits qui sont les miens et quelques autres qui sont ceux que j’aimerais avoir. J’ai la chance de posséder un imaginaire raisonnablement vaste, des désirs assez nombreux et des défauts suffisamment diversifiés pour arriver à créer des tempéraments qui ne se ressemblent pas, des personnalités singulières.
Tout art ne naît-il pas de ce qui est mort et qu’on veut faire vivre ?