Citations de Anna de Noailles (316)
XV
S’il te plaît de savoir jusqu’où
Irait mon amour triste et fort,
Jusqu’où, dans son terrible essor,
S’avancerait, à pas de loup,
Le long de ton destin retors,
Mon besoin, mon désir, mon goût
De ta pensée et de ton corps :
Je t’aimerais même fou,
Je t’aimerais même mort !
III
Je voudrais bien qu’on départage
Le double vœu qui me combat :
— Je souhaite ne vivre pas,
Mais je veux revoir ton visage !
Certes, la mort est le seul lieu
Qui convienne à ce corps trop triste,
Mais il faut encor que j’existe :
Je ne peux pas quitter tes yeux !
L’espace, le ciel, la nature
Me plaisent moins que le tombeau ;
Je n’aime plus nulle aventure,
Mais savoir que tu vis est beau
Savoir que tu vis, être sûre,
D’être seule à le savoir tant !
Dois-je te faire la blessure
De te rendre moins existant ?
Qui veux-tu qui jamais respire
Ton être avec tant de grandeur ?
— Et songe que tu me fais peur,
À moi, la meilleure et la pire !…
I
Ce fut long, difficile et triste
De te révéler ma tendresse ;
La voix s’élance et puis résiste,
La fierté succombe et se blesse.
Je ne sais vraiment pas comment
J’ai pu t’avouer mon amour ;
J’ai craint l’ombre et l’étonnement
De ton bel œil couleur du jour.
Je t’ai porté cette nouvelle !
Je t’ai tout dit ! je m’y résigne ;
Et tout de même, comme un cygne,
Je mets ma tête sous mon aile…
LIX
Tu sais, je n’étais pas modeste,
Je n’ignorais pas les sommets
Où je vivais, puissante, agreste ;
Rêveuse, universelle, — mais
J’ai soudain vu sur ton visage
Un clair et vivant paysage,
Où, morne, insensible, lassé,
Tu m’as défendu de passer…
XCVIII
En ton absence je ne puis
Être plus ou moins seule. Aucune
Voix qui console, aucun appui
N’atténuerait mon infortune ;
Il faudrait qu’un autre être soit,
Qu’il brille à mes yeux ! qu’il s’oppose
À ton image, à tes exploits !
Mais pourquoi l’espérer ? Pourquoi ?
— Implacable métamorphose,
Dans mon esprit actif, adroit,
C’est toi seul qui redeviens toi !
LXI
Je crois à l’âme, si c’est elle
Qui me donne cette vigueur
De me rapprocher de ton cœur
Quand tu parais sombre et rebelle !
Je crois à l’âme, si vraiment
C’est d’elle que je tiens l’audace
De t’avoir scruté face à face
Dans les divins commencements !
— Mais, ô Nature impérieuse,
Instinct qui ne cédez jamais,
Turbulence mystérieuse,
N’est-ce point par vous que j’aimais ?
XIII
Si j’apprenais soudain que, triste, halluciné,
Maudissant, haïssant, tu as assassiné,
J’irais tranquillement vers cette main mortelle,
J’abdiquerais le monde, et me tiendrais près d’elle…
LXIX
Si vraiment les mots t’embarrassent,
Ne dis rien. Rêve. N’aie pas froid ;
C’est moi qui parle et qui t’embrasse ;
Laisse-moi répandre sur toi,
Comme le doux vent dans les bois,
Ce murmure immense, à voix basse…
XLII
Le bonheur d’aimer est si fort,
Étant seul la négation
Du quotidien et de la mort,
Que je n’ai, dans ma passion,
Dans cet amour que je ressens,
Vraiment jamais rien désiré,
Rien attendu, rien espéré,
Que mon désir éblouissant !
Vent pur des nuits suave abondance, moisson !
Flots d’air frais arrachés aux golfes des étoiles,
Espace palpitant qui fais comme une voile
Se gonfler dans mon cœur les rêves et les sons,
Pénétrez dans la chambre ennemie où repose
Le trésor éclatant d’un beau corps soucieux,
Et ramenez vers moi, plus parfait que la rose,
Le bleuâtre parfum qui flotte sur ses yeux !
XXVII
Je possédais tout, mais je t’aime
Mon être est par moi déserté ;
Je vis distante de moi-même,
Implorant ce que j’ai été :
Songe à cette mendicité !
Est-ce ta voix ou ton silence,
Ou bien ces indulgents débats
Où, répétant ce que tu penses,
Je t’induis en tes préférences
Afin de suivre tous tes pas,
Qui me font, avec confiance,
Affirmer notre ressemblance,
Ô toi que je ne connais pas ?…
CLXXV
Rien ; l’univers n’est rien. Nulle énigme pour l’homme
Dont l’esprit et les sens ont perçu le néant.
— La turbulente vie hasardeuse, et le somme
À jamais, dans le sol maussade et dévorant !
Rien ! Partout l’éphémère et partout le risible,
Partout l’insulte au cœur, partout la surdité
Du Destin, qui choisit pour délicate cible
La noblesse de l’homme et sa sécurité.
— Et parmi cette affreuse et poignardante injure,
Seulement toi, visage au masque de velours,
Divinité maligne, enivrante, âpre et pure,
Consolateur cruel, doux et terrible Amour !
Poème de l’amour 1924
Il faut d’abord avoir soif...
Catherine de Sienne.
À l’amitié
Sentiment divin
par qui, selon la présence ou l’absence,
nous sommes vivants ou tués,
je dédie ces poèmes d’imagination sur l’amour,
passion cruelle et vaine.
A.N.
- Homme, ne te croit pas le maître de la femme qui ne t'a pas choisi.
(Le conseil du printemps, Les Innocentes ou la Sagesse des femmes)
Je n'étais pas faite pour être morte...
Comme du pourpre soir aux couleurs de cerise,
Laisser du cœur vermeil couler la flamme et l'eau,
Et comme l'aube claire appuyée au coteau
Avoir l'âme qui rêve, au bord du monde assise…
Et pourtant il faudra nous en aller d'ici,
Quitter les jours luisants, les jardins où nous sommes,
Cesser d'être du sang, des yeux, des mains, des hommes,
Descendre dans la nuit avec un front noirci,
Descendre par l'étroite, horizontale porte
Où l'on passe étendu, voilé, silencieux ;
Ne plus jamais vous voir, ô Lumière des cieux :
Hélas ! je n'étais pas faite pour être morte...
— Plutôt que de descendre
A des choix moins parfaits, je préfère les cendres.
— Ne veux-tu plus goûter d'exaltantes saisons ?
— L'instinct est un bonheur que n'est pas la raison.
Pour l'esprit renseigné, comblé, triste et lucide,
Tout est douleur. La mort a des sucs moins acides.
L'homme ne sacrifie pas l'organisation de sa vie (ni pour son épouse, ni pour ses maîtresses), il s'y tient continuellement, étroitement, et y chemine avec une instinctive ténacité, comme un pont que sa circonspection serait parvenue à jeter sur l'abîme.
J'ai choisi dans le volume I, le premier poème qui rend un merveilleux hommage à la France.
LE PAYS
Ma France, quand on a nourri son coeur latin
Du lait de votre Gaule,
Quand on a pris sa vie en vous, comme le thym,
La fougère et le saule,
Quand on a bien aimé vos forêts et vos eaux,
L'odeur de vos feuillages,
La couleur de vos jours, le chant de vos oiseaux,
Dès l'aube de son âge,
Quand, amoureux du goût de vos bonnes saisons
Chaudes comme la laine,
On a fixé son âme et bâti sa maison
Au bord de votre Seine,
Quand on n'a jamais vu se lever le soleil
Ni la lune renaître
Ailleurs que sur vos champs, que sur vos blés vermeils,
Vos chênes et vos hêtres,
Quand, jaloux de goûter le vin de vos pressoirs,
Vos fruits et vos châtaignes,
On a bien médité dans la paix de vos soirs
Les livres de Montaigne,
Quand, pendant vos étés luisants, où les lézards
Sont verts comme les fèves,
On a senti fleurir les chansons de Ronsard
Au jardin de son rêve,
Quand on a respiré les automnes sereins
Où coulent vos résines,
Quand on a senti vivre et pleurer dans son sein
Le coeur de Jean Racine,
Quand votre nom, miroir de toute vérité,
Emeut comme un visage,
Alors on a conclu avec votre beauté
Un si fort mariage
Que l'on ne sait plus bien, quand l'azur de votre oeil
Sur le monde flamboie,
Si c'est dans sa tendresse ou bien dans son orgueil
Qu'on a le plus de joie...
Je pleure sur le bonheur comme à quinze ans je pleurais sur la jeunesse, parce qu'ils ne sont pas éternels.