Lorsque Petersen arriva au port pour y accueillir Martha et les enfants, il était nerveux et fatigué. La sueur ruisselait sur son col de chemise fraîchement empesé. Une migraine à faire éclater son casque colonial lui martelait le crâne. Jamais Bangkok ne lui avait semblé si chaud : la grande ville en bordure du fleuve, le Ménam, cuisait sous le redoutable soleil de l'après-midi. Petersen songeait avec nostalgie à son bureau climatisé et au café frappé que son boy chinois lui servait généralement à cette heure. Il persistait à absorber des boissons glacées, bien que ses clients chinois lui eussent assuré qu'un thé vert bouillant était ce qu'il y avait de plus rafraîchissant sous les tropiques. Petersen était Hambourgeois et entêté : lorsqu'à Hambourg l'été se mêlait de faire des petites fantaisies tropicales, il avait coutume de boire du café frappé ; il ne voyait aucune raison de changer ses habitudes.
Mademoiselle Borghild rêve -, expliqua son père à son hôte chinois. -. Une mauvaise habitude nordique…-. Une excellente habitude, au contraire. Nous l’avons malheureusement perdue, dans le Shanghaï où nous vivons aujourd’hui. Notre ville est devenue une ville au coeur mécanique. Notre grand maître Tchang Tsé prétend que quiconque sent battre dans sa poitrine un coeur mécanique perd sa pureté et devient superficiel. Il en est ainsi de Shanghai, une ville superficielle. À mon avis, la pureté ne se trouve plus que sur le marché aux oiseaux.