En France, il y a deux tableaux de Vermeer, tous deux à Paris, au Musée du Louvre : La Dentellière et L’Astronome. Deux, dira-t-on, ce n’est pas beaucoup ! Mais si, c’est beaucoup quand on pense que de grands pays comme la Russie, l’Italie ou l’Espagne n’en ont pas du tout. Et il ne faut pas oublier qu’on ne connaît aujourd’hui que trente et un tableaux de Vermeer, auxquels on doit peut-être ajouter quatre autres dont on n’est pas tout à fait sûr qu’ils soient de lui.
Je veux qu’on ne soit sûr de rien. Il m’est même arrivé d’effacer un détail qui donnait trop l’impression d’expliquer quelque chose ; c’était une image de Cupidon près d’une dame en train de lire une lettre. Je ne voulais pas qu’on se dise : ah oui ! c’est une lettre d’amour, bien sûr ! Non, c’est peut-être un faire-part de décès qu’elle lit, ou une facture, je ne sais pas et je ne veux pas qu’on sache. Quand on sait, on parle, on parle, et on oublie de regarder.
Mais le plus difficile, c’est de rendre l’air autour des choses, l’air entre les choses, pour que l’on sente bien par exemple que le beffroi qui apparaît là-bas derrière les maisons n’est pas collé à leurs toits, qu’il y a entre elles et lui tout un espace, et de la lumière qu’on ne voit pas. Non, ce n’est pas facile en peinture de faire sentir ce qui ne se voit pas, et c’est pourtant ce qui compte le plus pour moi : la « meilleure part » de la peinture.
Un matin, par hasard, j’ai poussé la porte de la cuisine sans faire de bruit ; elle était là, toute seule, debout, elle versait du lait dans une terrine. J’ai eu la sensation d’un calme extraordinaire, je ne sais pas, à cause de son geste très lent et mesuré ou du silence dans la maison, ou de la lumière qui donnait du relief aux moindres choses -, je me souviens comme on voyait bien un clou planté dans le mur. Elle, elle n’a pas bougé, elle n’aime pas trop me voir dans sa cuisine, elle m’avait peut-être entendu, mais elle n’a pas levé les yeux. Je suis resté sur le seuil ; oui, je me suis dit, c’est comme ça qu’il faut la peindre. Puis il y avait sur la table, devant elle, la grande corbeille avec une grosse miche dedans, et un torchon bleu qui pendait là, et de petits pains mordorés.
J’aime beaucoup le bleu sombre à côté du jaune, et comme Tanneken portait aussi un tablier bleu j’ai eu l’idée de lui inventer un corsage jaune, pour répéter le même accord de couleurs. Et je l’ai peinte comme cela, pour ce calme et cet accord que j’aime tant.
Quand quelqu’un fait de la musique, tu as remarqué ? juste au moment où il va commencer à jouer, il y a un instant de silence merveilleux, tout et suspendu à la baguette d’une fée invisible et personne ne peut plus ni tousser ni éternuer ni remuer sa chaise, même s’il a envie -, et c’est pareil juste à la fin, après la dernière note. Est-ce que la peinture pourrait rendre cela ?…
Mais on peut se dire aussi que la rigueur ,la froideur même du système qu'il avait élaboré lui ont permis de saisir ,obliquement, ce que le regard plus chaleureux ou plus confiant d'autres peintres ne percevait pas encore: la désintégration progressive du visible en éléments distincts ,étrangers les uns aux autres ,mais dotés , comme en retour, d'une qualité de présence jusque là inconnue.
"Je crois au hasard exactement comme je vois au hasard, avec une obstination constante. (...) il y a des tableaux qui sont en moi qui ne peuvent sortir, où que je sois, parce qu'il faut attendre ce hasard" (janvier 1955).
"On ne peint jamais ce qu'on voit ou croit voir, on peint à mille vibrations le coup reçu, à recevoir" (lettre à Roger van Gindertael, juillet 1950).
"Je fais le plus simple possible et c'est cela qui est si difficile pour moi" (lettre à Char, 31 octobre 1951).