Citations de Aimé Césaire (423)
Il n'est poudre de pigment ni myrrhe
odeur pensive ni délectation
mais fleur de sang à fleur de peau carte de sang carte du sang
à vif à sueur à peau
ni arbre coupé à blanc estoc
mais sang qui monte dans l'arbre de chair à crans à crimes
Rien de remis
à pic le long des pierres
à pic le long des os
du poids du cuivre des fers des coeurs
venins caravarniers de la morsure
au tiède fil des crocs
La pointe du cône d'ombre sur nos joues de
Brésil
aux éclipses du soleil
si rieuse d'un bonheur comme le coït long
d'un arbre et d'un bateau à voiles
dans le hall d'un cyclone de première grandeur
Femme
donne-moi tes yeux d'aigle
tes yeux d'oiseau glorieux
tes yeux d'oiseau incendiaire et conducteur des âmes
et comme j'aime la circulation du sang du désastre
dans les veines d'une maison de dix étages à la minute
sublime
qui précède son écroulement sur le coup de trois heures
après midi
WIFREDO LAM
rien de moins à signaler
que le royaume est investi
le ciel précaire
la relève imminente et légitime
rien sinon que le cycle des genèses vient sans préavis
d'exploser et la vie qui se donne sans filiation
le barbare mot de passe
rien sinon le frai frissonnant des formes qui se libèrent
des liaisons faciles
et hors de combinaisons trop hâtives s'évadent
mains implorantes
mains d'Orante
le visage de l'horrible ne peut être mieux indiqué
que par ces mains offusquantes
liseur d'entrailles et de destin violets
récitant de macumba
mon frère
que cherches-tu à travers ces forêts
de cornes de sabots d'ailes de chevaux
toutes choses aiguës
toutes choses bisaiguës
mais avatar d'un dieu animé au saccage
envol de monstres
j'ai reconnu aux combats de justice
le rare rire de tes armes enchantées
le vertige de ton sang
et la loi de ton nom
Ferrements / ... sur l'état de l'Union
J'imagine au Congrès ce message sur l'état de l'Union :
situation tragique,
plus ne nous reste au sous-sol que 75 ans de fer
50 ans de cobalt
mais pour 55 ans de soufre et 20 ans de bauxite
au coeur quoi ?
Rien, zéro,
mine sans minerai,
caverne où rien ne rôde,
de sang plus une goutte.
(Rébellion par l'incohérence de l'être, p. 27)
Des mots ?
Ah oui, des mots !
Raison, je te sacre vent du soir.
Bouche de l'ordre ton nom ?
Il m'est corolle du fouet.
Beauté je t'appelle pétition de la pierre.
Mais ah ! La rauque contrebande
de mon rire
Ah ! Mon trésor de salpêtre !
Parce que nous vous haïssons vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce de la folie flambante du cannibalisme tenace
Trésor, comptons :
la folie qui se souvient
la folie qui hurle
la folie qui voit
la folie qui se déchaîne
Et vous savez le reste
Que 2 et 2 font 5
que la forêt miaule
que l'arbre tire les marrons du feu
que le ciel se lisse la barbe
et caetera et caetera...
Qui et quels nous sommes ? Admirable question !
A force de regarder les arbres je suis devenu un arbre et mes longs pieds d'arbre ont creusé le sol de larges sacs à venin de hautes villes d'ossements
à force de penser au Congo
je suis devenu un Congo bruissant de forêts et de fleuves
où le fouet claque comme un grand étendard
l'étendard du prophète
où l'eau fait
likouala-likouala
où l'éclair de la colère lance sa hache verdâtre et force les sangliers de la putréfaction dans la belle orée violente des narines. […]
douaniers anges qui montez aux portes de l'écume la garde des prohibitions
je déclare mes crimes et qu'il n'y a rien à dire pour ma défense.
Danses. Idoles. Relaps. Moi aussi
J'ai assassiné Dieu de ma paresse de mes paroles de mes gestes de mes chansons obscènes
J'ai porté des plumes de perroquet des dépouilles de chat musqué
J'ai lassé la patience des missionnaires
insulté les bienfaiteurs de l'humanité.
Défié Tyr. Défié Sidon.
Adoré le Zambèze.
L'étendue de ma perversité me confond.
(Tableau de la ville colonisée, p. 17)
Au bout du petit matin, cette ville plate – étalée...
Elle rampe sur les mains sans jamais aucune envie de vriller le ciel d'une stature de protestation. Les dos des maisons ont peur du ciel truffé de feu, leurs pieds des noyades du sol, elles ont opté de se poser superficielles entre les surprises et les perfidies. Et pourtant elle avance la ville. Et même qu'elle paie tous les jours plus outre sa marée de corridors carrelés de persiennes pudibondes, de cours gluantes, de peintures qui dégoulinent. Et de petits scandales étouffés, de petites hontes tues, de petites haines immenses pétrissent en bosses et creux les rues étroites où le ruisseau grimace longitudinalement parmi l'étron...
Au bout du petit matin, la vie prostrée, on ne sait où dépêcher ses rêves avortés, le fleuve de vie désespérément torpide dans son lit, sans turgescence ni dépression, incertain de fluer, lamentablement vide, la lourde impartialité de l'ennui, répartissant l'ombre sur toutes choses égales, l'air stagnant sans une trouée d'oiseau clair.
Au bout du petit matin, une autre petite maison qui sent très mauvais dans une rue très étroite, une maison minuscule qui abrite dans ses entrailles de bois pourri des dizaines de rats et la turbulence de mes six frères et sœurs, une petite maison cruelle dont l'intransigeance affole nos fins de mois et mon père fantasque grignoté d'une seule misère, je n'ai jamais su laquelle, qu'une imprévisible sorcellerie assoupit en mélancolique tendresse ou exalte en hautes flammes de colère ; et ma mère dont les jambes pour notre faim inlassable pédalent, pédalent de jour, de nuit, je suis même réveillé la nuit par ses jambes inlassables qui pédalent la nuit et la morsure âpre dans la chair molle de la nuit d'une Singer que ma mère pédale, pédale pour notre faim et de jour et de nuit.
Dès que l’émeute, par sa puissance, eut gagné chance de se transformer en insurrection, Toussaint l’avait rejointe. Mais dès que Toussaint s’y fut engagé, il n’eut de cesse qu’elle ne s’élargît en révolution.
œil fascinant mon œil…
œil fascinant mon œil
et la mer pouilleuse d’îles craquant aux doigts des roses
lance-flamme et mon corps intact de foudroyé
l’eau exhausse les carcasses de lumière perdues dans le couloir
sans pompe
des tourbillons de glaçons auréolent le cœur fumant des corbeaux
nos cœurs
c’est la voix des foudres apprivoisées tournant sur leurs gonds de
lézarde
transmission d’anolis au paysage de verres cassés c’est
les fleurs vampires à la relève des orchidées
élixir du feu central
feu juste feu manguier de nuit couvert d’abeilles mon
désir un hasard de tigres surpris aux soufres mais l’éveil
stanneux se dore des gisements enfantins
et mon corps de galets mangeant poisson mangeant
colombes et sommeils
le sucre du mot Brésil au fond du marécage
et voici au bout de ce petit matin ma prière virile
que je n'entende ni les rires ni les cris, les yeux fixés
sur cette ville que je prophétise, belle,
donnez-moi la foi sauvage du sorcier
donnez à mes mains puissance de modeler
donnez à mon âme la trempe de l'épée
je ne me dérobe point. Faites de ma tête une tête de
proue
et de moi-même, mon coeur, ne faites ni un père, ni
un frère,
ni un fils, mais le père, mais le frère, mais le fils,
ni un mari, mais l'amant de cet unique peuple.
Faites-moi rebelle à toute vanité, mais docile à son
génie
comme le poing à l'allongée du bras !
Faites-moi commissaire de son sang
faites-moi dépositaire de son ressentiment
faites de moi un homme de terminaison
faites de moi un homme d'initiation
faites de moi un homme de recueillement
mais faites aussi de moi un homme d'encensement
faites de moi l'exécuteur de ces oeuvres hautes
voici le temps de se ceindre les reins comme un
vaillant homme --
Mais les faisant, mon coeur, préservez-moi de toute
haine
ne faites point de moi cet homme de haine pour qui
je n'ai que haine
car pour me cantonner en cette unique race
vous savez pourtant mon amour tyrannique
vous savez que ce n'est point par haine des autres
races
que je m'exige bêcheur de cette unique race
que ce que je veux
c'est pour la faim universelle
pour la soif universelle
la sommer libre enfin
de produire de son intimité close
la succulence des fruits.
Et une honte, cette rue Paille,
un appendice dégoutant comme les parties honteuses du bourg qui étend à droite et à gauche, tout au long de la route coloniale, la houle grise de ses toits d'essentes. Ici il n'y a que des toits de paille que l'embrun a brunis et que le vent épile.
On ne peut pas dire que le petit bourgeois n’a rien lu. Il a tout lu, tout dévoré au contraire.
Seulement son cerveau fonctionne à la manière de certains appareils digestifs de type élémentaire. Il filtre. Et le filtre ne laisse passer que ce qui peut alimenter la couenne de la bonne conscience bourgeoise.
Les Vietnamiens, avant l'arrivée des Français dans leur pays, étaient gens de culture vieille, exquise et raffinée. Ce rappel indispose la Banque d'Indochine. Faites fonctionner l'oublioir !
Ces Malgaches, que l'on torture aujourd'hui, étaient, il y a moins d'un siècle, des poètes, des artistes, des administrateurs ? Chut ! Bouche cousue ! Et le silence se fait profond comme un coffre-fort ! Heureusement qu'il reste les nègres. Ah ! les nègres ! parlons-en des nègres !
Eh bien, oui, parlons-en.
Des empires soudanais ? Des bronzes du Bénin ? De la sculpture Shongo ? Je veux bien ; ça nous changera de tant de sensationnels navets qui adornent tant de capitales européennes. De la musique africaine. Pourquoi pas ?
Et de ce qu'ont dit, de ce qu'ont vu les premiers explorateurs... Pas de ceux qui mangent aux râteliers des Compagnies ! Mais des d'Elbée, des Marchais, des Pigafetta ! Et puis de Frobénius ! Hein, vous savez qui
c'est, Frobénius ? Et nous lisons ensemble : « Civilisés jusqu'à la moelle des os ! L'idée du nègre barbare est une
invention européenne. »
Le petit bourgeois ne veut plus rien entendre. D'un battement d'oreilles, il chasse l'idée.
L'idée, la mouche importune.
et il n'y a que les fientes accumulées de nos mensonges - et qui ne répondent pas.
Par quel bizarre raisonnement, lorsqu'on proclame la force brutale comme pouvoir légitime, voudrait-on nier l'assassinat comme défense légitime ?
CROISADE DU SILENCE
Et maintenant
que les vastes oiseaux se suicident
que les entrailles des animaux noircissent sur le couteau du sacrifice
que les prêtres se plantent une vocation au carrefour
noué dans le terreau du bric-à-brac
Noir c'est noir non noir
noir lieu dit
lieu de stigmates
feu de chair comme mémoré
Lorsque dans tes venaisons une pierre comble à mille visages le grand trou que dans tes chairs faisait l'eau sombre de la parole l'éteint Chimborazo dévore encore le monde
on voit encore des madras aux reins des femmes des anneaux à leurs oreilles des sourires à leurs bouches des enfants à leurs mamelles et j'en passe.
Mais qui tourne ma voix? Qui écorche ma voix? Me fourrant dans la gorge mille crocs de bambou. Mille peux d'oursin. C'est toi sale bout du monde.
Je salue les trois siècles qui soutiennent mes droits civiques et mon sang minimisé.
Le roi! Le roi! Eh bien, il y en a qui se fout du roi comme de toi et moi, il s'appelle le vent! Sa majesté le vent! Pour le moment, c'est lui qui commande et nous sommes ses sujets!
Ma gueule
ma révolte
mon nom.
"Dyali"
Pour L.S. Senghor
le pont de lianes s'il s'écroule
c'est sur cent mille oursins d'étoiles
à croire qu'il n'en fallait pas une seule de moins
pour harceler nos pas de bœuf-porteur
et éclairer nos nuits
il m'en souvient
et dans l'écho déjà lointain
ce feulement en nous de félins très anciens
Alors la solitude aura beau se lever
d’entre les vieilles malédictions
et prendre pied aux plages de la mémoire
parmi les bancs de sable qui surnagent
et la divagation déchiquetée des îles
je n’aurai garde d’oublier la parole
du Dyali
Dyali
par la dune et l’élime
convoyeur de la sève
et de la tendresse verte
inventeur du peuple et de son bourgeon