Le choc qui suit est tellement brutal que son chariot dévie de 90 degrés. Obnubilé par l'heure, Warren en a oublié de regarder devant lui. Il relève les yeux pour croiser plusieurs clients à la mine accusatrice. Il leur offre un rictus de contrition puis se tourne vers la droite et l'autre chariot qu'il vient littéralement de défoncer.
Derrière celui-ci, un homme hébété et entre ses mains, à hauteur de poignée, une petite fille apeurée.
On pense que le bruit d'un cœur qui se brise ressemble à celui d'éclats de verre, mais en réalité, c'est celui d'un déchirement. La douleur qui l'accompagne est infinie.
"Ceux au sucre sont les meilleurs", fait Chip, enthousiaste.
"Il n'y en a qu'au sucre", note-t-il. platement.
"justement", gouailleur.
Il tend la main et, du bout du doigt, trace les courbes du visage endormi et sourit avec tendresse.
Il vient de trébucher sur le bonheur.
« Il est très beau, vous ne trouvez pas ? »
Chip en reste pétrifié, l’index de Teejay pointé sur lui.
« Il l’est », confirme-t-elle avec affection.
« Il est plein d’imperfections. »
Il se penche et s’appuie sur ses genoux pour scruter Chip de plus près, comme on scrute une œuvre d’art.
« Il est vraiment très beau », avec un sérieux déconcernant.
Il tend lentement une main vers le visage de Chip mais ce dernier se rétracte. Teejay émet un petit rire de gorge et se redresse, mains sur les fesses. Il lève les yeux au ciel et soupire.
« Au revoir », lance-t-il abruptement, avant de faire demi-tour.
« Thé vert aux mangues et caramboles », en lui servant une tasse.
« Original comme mélange », en enlevant ses lunettes et ses gants.
« Toxique à haute dose », précise-t-il.
« Voilà qui est rassurant », un rien perplexe.
« Tu ne crains rien », inébranlable alors qu’il rempli la deuxième tasse.
« Je sais », redevenant sérieux.
Les silences font partie de leurs conversation, Chip s’y est habitué et n’en éprouve plus aucune gêne. Il y a, dans l’écho de ce « tu ne crains rien » comme une réponse à toutes les questions qu’il n’a eu de cesse de se poser depuis leur première rencontre.
« Alors je peux ? », dit Teejay d’une voix blanche, alors que ses yeux glissent sur la bouche de son vis-à-vis.
Pour toute réponse, Chip lui offre un large sourire suivi d’un hochement de tête. Il ne bouge pas, lui laissant l’initiative. Teejay relâche le plateau, cale ses mains sur la marche et y prend appui avant de se pencher, la tête légèrement inclinée.
Le baiser n’a plus rien de chaste mais il est un peu étrange, à l’image de celui qui le donne. Funambule et en déséquilibre.
"Il n'a aucune chance", souligne Chip.
"Je sais... Il le sait... Julie le sait... Mais que voulez-vous ? C'est une petite ville ici... Les coeurs y sont à l'étroit."
Le déjeuner se passe dans le calme. Le naturel désarmant avec lequel Teejay se comporte désamorce toute la tension l’attente. Sa bizarrerie glisse sur Chip. Les conversations décousues, leurs regards qui s’évadent et jamais ne se croisent, les silences et les éclats dans les iris. Au fond, tout cela leur va bien. Pas de réelles prises de tête, chacun acceptant les conditions implicites de l’autre.
L’originalité de ce qu’ils sont.
« Je peux te poser une question ? », tente Chip en rangeant le tuyau dans la remise.
« Décidemment tu aimes ça… les questions », maugrée-t-il en remontant son pantalon.
« C’est important », en posant la main sur son épaule alors qu’il s’éloigne.
« L’important dans ce monde, c’est que rien n’est important », toujours de dos.
« C’est faux… Parce que cela te concerne et que tu l’es… important. »