Nous avons vu des choses affreuses depuis que nous avons quitté Amiens et j'espère, cher journal, que l'écriture va laver un peu mémoire de toutes ces vilaines images qui dansent dans ma tête.
À toi je peux bien le dire : j'ai peur. J'essaie de faire bonne figure devant maman, de lui rendre ses sourires, de la laisser croire que sa présence suffit à me rassurer, mais rien n'y fait. J'ai peur. Demain m'effraie. Jamais je n'ai eu autant de questions sans réponse.
Même s'ils n'étaient pas morts pour la patrie, ils étaient devenus les fantômes de leur vie d'avant, et le gouvernement leur accordait parfois de s'en extraire, de ne pas réintégrer une famille, une fratrie, un cercle d'amis pourtant aimés mais dont ils craignaient de faire le malheur en leur imposant leur difformité.
Il étouffait. Le moindre des gestes qu'il accomplissait sans y penser d'habitude lui coûtait tant il paraissait vide de sens.
Éplucher une pomme de terre, trier les couverts, balayer le sol du réfectoire. Mais à quoi bon ? À quoi bon faire tourner un monde dans lequel son père s'était volatilisé ? Pourquoi fallait-il donc qu'il use ses jeunesmains et l'énergie de ses quinze ans dans cette industrie qui ne faisait que nourrir cette interminable, cette ingrate guerre qui lui enlevait, malgré tous ses efforts, ce qu'il avait de plus précieux ?
Noël approchait à grands pas, et quelque chose de léger flottait dans la belle lumière d'hiver. Ils avaient parcouru le parc Saint-Pierre emmitouflés jusqu'aux oreilles, et Paul avait fait croire aux filles qu'il allait marcher sur la glace du lac, avant de s'arrêter à temps à temps, hilare, devant leurs cris horrifiés. Enhardis par le froid, ils avaient tracé une croix de Lorraine à la craie sur le mur d'enceinte du parc de l'Évêché, cette croix symbole de la France Libre et de l'invitation du général de Gaulle à poursuivre le combat contre les forces allemandes.
Il en fleurissait partout sur les murs mais c'était autre chose de le faire soi-même et ils détalèrent à toutes jambes en croyant voir approcher une patrouille. Fausse alerte, mais quel fou rire une fois hors de danger !
Les douze ne couraient plus, ils volaient. Leurs pieds ne touchaient plus terre. Ils sautaient, enjambaient, franchissaient, avalaient les kilomètres comme on vide un verre d'un trait. Ils avaient déjà transpiré toute l'eau possible, épuisé toute l'énergie disponible, alors ils puisaient dans une réserve insoupçonnée la force de continuer.
Ils n'étaient plus qu'un corps en action.
Volets arrachés, charpentes brisées comme des fétus de paille, bassines de fer enfoncées, cloisons éventrées sur lesquelles on voyait parfoi des traces de sang ; le moindre mètre carré témoignait de la violence des frappes aériennes de la Luftwaffe Ici une camionnette encore en feu, là un poteau électrique affaissé, là encore une cheminée fauchée de son toit.
Elle ne pouvait rien faire.
Elle ne savait pas où il était, ni avec qui il se trouvait.
Il n'avait laissé que ces mots.
Maman. Je ne peux plus rester ici à rien faire, je pars. Mais je reviendrai, je te le promets.
Elle n'avait plus qu'à attendre. Encore.
Tapi dans l'une des cavités de la tranchée qui servait de mise à l'abri immédiate des blessés avant leur transfert au poste de secours, il scrutait l'angoisse sur les visages grimaçants, les hommes qui essuyaient rageusement à grands coups de manches boueuses l'eau qui dégoulinait sur leurs joues et dont on finissait par se demander si c'était de lapluie ou des larmes. Chacun d'eux connaissait la suite du scénario.
L'inévitable déroulement des choses.
Dès que les canons se taisaient, c'était l'assaut.
Les corps se dépliaient et se ruaient vers les barreaux glissants des échelles pour sortir de la tranchée et courir malgré la boue accumulée sous les brodequins. Courir sous le feu nourri de l'ennemi qui, bien entendu, n'était jamais totalement neutralisé par les bombardements. Courir en ne pensant à rien. Juste courir.. Avancer le plus possible. Ignorer les barbelés déchirant la chair au passage. Et tirer, tirer tant que possible. Et mourir, parfois.
Le vrai courage, c'est, au-dedans de soi, de ne pas céder, ne pas plier, ne pas renoncer. Être le grain de sable que les plus lourds engins, écrasant tout sur leur passage, ne réussissent pas à briser.
Jean-Pierre Vernant
_ Le prix des denrées alimentaires à Paris ! Le préfet demande au ministère de la Guerre six cent tonnes de viande congelée par mois pour faire baisser le cours de la viande fraîche ! Et mieux encore, mesdames, messieurs ! Désormais, le cours des denrées alimentaires sera affiché aux portes des écoles et des mairies ! Les fraudeurs n'ont qu'à bien se tenir !
_ Bonjour, Émile ! Tiens, on va te prendre un exemplaire. Cinq centimes, c'est bien ça ? Le cours de l'Écho de Paris n'a pas augmenté ? lui demanda Lucie d'un clin d'œil.
_ Oh, bonjour madame ! Euh non, le prix de mon journal est stable, réponndit le crieur avec sa petite voix éraillée à force de s'époumoner, et son sourire éclatant, même avec son incisive en moins.
- Je viens d'acquérir un local commercial dans la station balnéaire du Touquet-Paris-Plage, en pleine expansion ces temps-ci, afin d'y développer un nouveau concept. Il s'agira à la fois d'une boutique et d'un atelier de confection qui proposera les créations d'une couturière dont l'avenir ne fait aucun doute. Vous. Je vous offre le tremplin qui fera décoller votre talent. Ma seule exigence est que vous continuiez d'insuffler cet esprit d'avant-gardisme que vous avez appris auprès de moi mais que vous possédiez déjà en vous. Soyez ce qui va arriver, Charlie. pg 121
Sortez, regardez autour de vous, observez ce que les femmes ont déjà mais surtout ce qu’elles n’ont pas encore. Voyez leur manière de vivre, ce à quoi elles aspirent. J’en appelle à l’inventivité que certaines ont peut être en elles sans le savoir, je convoque votre créativité. Je pense que les femmes peuvent être chenilles le jour et papillons la nuit. Car rien n’est plus confortable qu’une chenille et rien n’est plus fait pour l’amour qu’un papillon. Je veux une tenue qui sache à la fois ramper et voler.
"La jeunesse réclame son dû écrit Richard Arndt, un ancien combattant, dans ses souvenirs de guerre, afin d'expliquer son désir de passer outre l'âge légal de conscription. Manon Pignot, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l'Université de Picardie Jules Verne, parle dans son livre L'appel de la guerre, des adolescents au combat, d'engagement juvénile illégal. Elle s'interroge notamment sur les raisons qui poussent les jeunes qui n'ont pas l'âge requis à vouloir rejoindre le front, sur cette irrésistible motion intérieure qui les amène à fuguer, falsifier leur date de naissance voire même leur nom, s'exposant ainsi à une potentielle mort anonyme, tout ça pour en être.
Il faut se remettre dans le contexte de ces jeunes qui, en 1914, prennent de plein fouet la mobilisation générale, le départ à la guerre de leurs pères, de leurs frères, de leurs oncles, le climat de frénésie et d'inquiétude, les collèges et lycées réquisitionnés, l'éclatement de leurs repères et le désœuvrement qui en résulte. Cet âge où se rendre utile et faire la fierté de ses parents n'est pas un vain mot, Manon Pignot, pour justifier donc ce désir d'entrer en guerre, évoque entre autres l'aspect économique, puisqu'une solde était versée à chaque soldat, ou encore la foi patriotique, largement relayée parfois par le contexte familial ou encore l'influence scolaire. Jean-Corentin Carré, considéré comme le plus jeune poilu de France, l'exprime dans l'une de ses lettres : "Sur ces bancs, où j'ai usé pas mal de fonds de culotte, j'ai appris la chose principale à observer dans cette vie : le devoir".
Ce jeune breton, pour suivre son père parti sur le front, n'hésite pas à falsifier date de naissance et nom pour être engagé à Pau à l'âge de quinze ans. Nommé sergent en 1916, il recevra la croix de guerre avant de dévoiler sa véritable identité, de redevenir simple soldat, puis de retrouver son grade grâce à son comportement au cœur des tranchées. Une citation à l'ordre de la division en juin 1917 dira de lui : "Sous-officier d'une admirable bravoure, s'est engagé à quinze ans sous un nom d'emprunt pour aller plus tôt au feu (...) Toujours volontaire pour les missions les plus périlleuses, qu'il exécute avec un sang-froid et un courage admirable". Volontaire pour servir dans l'aviation, celui qui est devenu l'adjudant pilote Carré est abattu au-dessus de Verdun et meurt de ses blessures à l'hôpital militaire de Souilly le 18 mars 1918.
Si Jean-Corentin Carré m'a inspirée en partie pour le personnage d'Armand, il est un autre destin qui m'a particulièrement touchée : celui de Noël Vacher, à qui je me réfère principalement. En plus de la mobilisation de son père, ce jeune berger originaire de l'Hérault subit successivement quatre deuils en l'espace d'un an dont celui de sa mère. Ce choc, cet esseulement soudain, provoquent un basculement et il fugue jusqu'à croiser un régiment de spahis (corps de cavalerie d'inspiration ottomane) en gare de Montpellier et à embarquer avec eux, tout comme Armand. Et tout comme lui, il va chercher à retrouver une figure paternelle, un mentor, un guide pour éclairer son chemin assombri, et va le trouver en la personne du lieutenant Touratier qui le surnommait Zouzou comme Lucien le fait avec Armand. La Somme, Verdun, Noël Vacher est de toutes les batailles auxquelles il a la chance de survivre et un certain 11 novembre 1918, il n'a pas encore dix-huit ans mais a déjà cette fierté, partagée avec ses frères d'armes, d'avoir sauvé ses compatriotes. Il reçoit la Croix de la Légion d'Honneur en 1995 et décède en février 2000 à l'âge de cent ans.
Un dernier élément m'a frappée lors de la lecture du livre de Manon Pignot, ce sont les photos du jeune Walter Williams prises respectivement en 1915 et en 1917. La transformation physique est effarante, les images parlent d'elles-mêmes et j'ai voulu reproduire ce vieillissement prématuré sur le personnage d'Armand à la fin du chapitre 10. (...)
En ce qui concerne l'aspect historique, la bataille de la Somme représentait le contexte idéal pour deux raisons. La première, et non des moindres, est que je suis amiénoise et que je traverse régulièrement ces terres stigmatisées par la guerre des tranchées lorsque je rends visite à ma famille. Albert, Bapaume, Moreuil, Montdidier, La Neuville Sire Bernard sont des lieux familiers pour moi, dont j'ai redécouvert les blessures grâce à ce livre. La deuxième est qu'il s'agit d'une des batailles les plus meurtrières de l'histoire avec presque 450 000 morts ou disparus, pour un bien piètre bilan militaire puisque les Alliés ne gagneront qu'une douzaine de kilomètres sur l'ennemi sans jamais percer le front. Ce fut néanmoins la première offensive franco-britannique de la Grande Guerre, avec à sa tête respectivement le maréchal Joseph Joffre et le général Douglas Haig, et les britanniques payèrent un lourd tribut notamment lors de l'offensive du 1er juillet 1916. De nombreux lieux de commémoration leur rendent hommage ici dans la Somme, mais n'oublions pas que l'armée française n'était pas seulement à Verdun, elle était bel et bien présente aussi dans la Somme et près de 70 000 de nos soldats y perdirent la vie. Ce livre leur rend hommage.
La bataille de Bouchavesne évoquée au chapitre 7 et au cours de laquelle Armand fait son baptême du feu a véritablement eu lieu, renforcée entre autres par le 72ème RI suivant un scénario qui ressemble beaucoup à celui que j'évoque. La tranchée Silvas Mossoul a d'ailleurs été une artère stratégique dans cette opération militaire. Et il se trouve qu'en octobre 1916, un soldat de ce même régiment d'infanterie prénommé Jules Laurent est grièvement blessé par un éclat d'obus et il est évacué vers l'hôpital temporaire N°112 à Amiens, comme le brancardier qu'accompagne Armand. Mais malheureusement, Jules Laurent, lui, décédera de ses blessures. Permettez-moi de vous transmettre cette citation datée du 17 octobre 1917 le concernant : "Très bon soldat, blessé grièvement le 7 octobre 1916 en se portant courageusement à l'assaut des positions ennemies". L'hôpital N°112 a donc vraiment existé, j'en ai d'ailleurs retrouvé la trace et des photos dans le recueil de Maurice Duvanel et Pierre Mabire, Les Amiénois, des rires, du sang, des larmes.
En ce qui concerne le rôle des femmes durant la Grande Guerre, en l'absence du chef de famille qui représentait bien souvent à l'époque la seule source de revenus, elles durent prendre les choses en main afin de subvenir aux besoins des leurs. Certains métiers leur devenaient soudainement accessibles. Mécanicienne, vendeuse de journaux, télégraphiste, conductrice de tramway, un nouvel horizon s'ouvrait à certaines d'entre elles. Mais la majorité fut appelée à contribuer à l'effort de guerre dans des conditions beaucoup plus difficiles, comme dans le secteur de l'agriculture où le labour se faisait encore manuellement avec une charrue attelée à un mulet. En outre, à l'image de Lucie, il y avait aussi celles que l'on appelait les munitionnettes, qui effectuaient des journées de onze heures et soulevaient pour certaines jusqu'à 35 000 kilos par jour pour la fabrication des obus, tout en subissant les effets nocifs de l'acide picrique. Pour compenser ces difficultés, l'usine Citroën développa un modèle social très novateur avec sur place une cantine, une pouponnière et un accès à tous les soins médicaux. Avec près de 12.000 hectares de terrain acquis quai de Javel, elle était devenue une véritable ville dans la ville.
Et pour finir sur une note plus légère, il existe un endroit que je mentionne au tout début de mon livre et qui n'est pas fictif non plus, c'est le Luna Park ! C'était un parc d'attractions qui avait ouvert ses portes en 1909 près de la porte Maillot, qui proposait entre autres et à mon grand étonnement, montagnes russes et autres attractions dont je ne soupçonnais pas l'existence à l'époque et dont j'ai gardé les vrais noms. Très en vogue à son ouverture, le parc subit ensuite une forte baisse de fréquentation suite à l'occupation des Allemands qui en avaient fait un de leurs lieux de divertissement préférés. Et malgré les efforts du propriétaire qui, en 1931, achète vingt-cinq baleines embaumées et cent manchots vivants pour attirer le public, il finit par fermer ses portes dans la foulée et par être détruit en 1942 pour laisser place, après de nombreux projets échoués, à l'actuel Palais des Congrès inauguré en 1974." pg 187 à 192
La dame était à demi assise sur le coin d'un grand bureau en merisier recouvert de moleskine noire et jonché de chutes de tissus et de croquis de tenues, jambes et bras croisés mais une main relevée dans un geste gracile. Au bout de ses doigts fins se consumait une cigarette dont la volute s'élevait dans une pieuse élégance.
Elle lui parut étonnamment jeune. Bien qu'elle n'aurait su lui donner un âge.
En tout cas, Charlie n'aurait jamais imaginé un buste si fluet et des traits si fins derrière lesquels elle percevait néanmoins la force d'une montagne. La dame hors d'âge avait les cheveux noir corbeau relevés en crans disciplinés jusqu'à la limite nette de sa nuque pâle. Elle portait une maille fine beige à col rond et une jupe crayon anthracite, toile de fond toute simple mais rehaussée de plusieurs rangées de colliers et de boucles d'oreilles rondes et massives en métal doré travaillé. Ses frêles poignets étaient garnis de deux épaisses manchettes en ivoire, serties de motifs à incrustations de pierres multicolores. Une armure. Un rempart derrière lequel elle paraissait inatteignable. Des attributs de reine imposant silencieusement sa souveraineté. Son port de tête digne et élancé du haut duquel ses yeux sombres restaient plantés sans sourciller dans ceux de Charlie ajoutait à ce magnétisme impérial. Au bout de quelques interminables secondes, elle daigna enfin quitter son attitude de marbre afin de porter sa cigarette entre ses lèvres effilés, releva un de ses sourcils si parfaitement dessinés et aspira une profonde bouffée qui s’échappa de sa bouche en un mince filet rectiligne, sans lâcher Charlie du regard. Gênée, la jeune fille tenta de briser la glace.
- Bonjour, madame, je... euh...
- Mademoiselle. Appelez-moi Mademoiselle, et asseyez- vous je vous prie.