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Critique de HordeDuContrevent


Connaissez-vous Gianroberto Casaleggio, Steve Bannon, Dominic Cummings, Arthur Finkelstein ? A peine, un peu, beaucoup peut-être, vaguement certainement…Ce sont eux que Giuliano da Empoli vise dans cet essai qui fait froid dans le dos, ces personnes qu'il dénomme « Les ingénieurs du chaos », personnages de l'ombre, souvent diplômés, qui ont imaginé, bâti puis huilé les engrenages techniques, technologiques, notamment informatiques, qui sous-tendent la montée de l'extrême droite partout dans le monde. Les hommes-orchestre des populismes. Respectivement, dans cet essai, en Italie, aux Etats-Unis, en Angleterre, en Hongrie. Il est fait allusion également au Brésil et à la France.

Cette lecture s'est imposée à moi. D'abord parce que cette semaine Idil ( @Bookycooky ) a publié une critique fort intéressante sur le dernier livre de Giuliano da Empoli, « le mage du Kremlin », ensuite parce que entendre cet auteur italien cette même semaine sur France Culture analyser la situation politique de la France m'a donné une irrésistible envie de prise de recul et de compréhension. Faire le point non pour juger, condamner mais pour comprendre. Et cet essai est édifiant.

L'auteur démarre son analyse avec le Carnaval, fête qui, depuis le Moyen-Age permet au peuple de renverser temporairement et de manière symbolique toutes les hiérarchies instituées entre le peuple et le pouvoir, « entre le noble et le trivial, entre le haut et le bas, entre le raffiné et le grossier, entre le sacré et le profane ». Une fête abolie un peu partout, la frontière entre le ludique et le politique étant assez mince. L'esprit subversif du Carnaval s'est ensuite retrouvé dans les pamphlets et dans les caricatures des journaux, puis plus récemment dans les shows télévisés et les invectives des trolls sur internet.

« Mais ce n'est qu'aujourd'hui que le Carnaval a finalement abandonné sa place préférée, aux marges de la conscience de l'homme moderne, pour acquérir une centralité inédite, se positionnant comme le nouveau paradigme de la vie politique globale ».

Derrière les apparences débridées de cette fête populaire qu'est le Carnaval, qui a lieu désormais sur Internet, se cachent le travail acharné d'idéologues, souvent des scientifiques et des experts en Big Data, tirant les ficelles du jeu politique et permettant aux populistes de prendre le pouvoir. Sans nier les autres causes de la montée en flèche de ces partis, notamment la colère du peuple, voire sa rage, qui se fonde sur des causes économiques et sociales réelles, mais qui n'arrive plus à être canalisée, l'auteur entend se focaliser sur les actions de ces ingénieurs de l'ombre et expliquer par le menu leurs méthodes. Leurs méthodes glaçantes. Qui se fondent justement sur cette rage, source d'énergie colossale, qui l'exploitent en en comprenant les codes et en maitrisant la technologie. Ils réalisent sans vergogne l'union de la colère et des algorithmes en attirant les foules sur la base d'un contenu décalé, transgressif, rendant la politique traditionnelle fade et soporifique et transformant la nature du jeu démocratique.

« Pour la première fois depuis longtemps, la vulgarité et les insultes personnelles ne sont plus tabous. Les préjugés, le racisme, le sexisme sortent du bois. Les mensonges et les complots deviennent une clé d'interprétation de la réalité ».

Sans doute parce qu'il est italien, Giuliano da Empoli démarre avec le cas de l'Italie, cette « Silicon Valley du populisme », et le cas Gianroberto Casaleggio, expert en marketing. L'auteur raconte, et ça se lit telle une bonne fiction, la naissance puis l'épanouissement du Mouvement 5 étoiles, société de marketing digital, tirant les ficelles des marionnettes Beppe Grillo (un humouriste) et Luigi di Maio, vice-premier ministre, ancien stewart. La façon dont ce mouvement manipule via un blog les foules de façon toute orwelienne sous couvert d'écoute, d'empathie, de compréhension est éclairante. En donnant en effet l'impression d'appartenance à un collectif qui se renouvelle, d'être écouté et reconnu en participant à ce blog, sans subir la discrimination fondée sur le revenus ou le niveau d'éducation. Alors que ces personnes ne sont en réalité que les instruments de l'ambition de pouvoir d'un petit nombre.

« Il ne s'agit pas d'hommes politiques qui engagent de techniciens mais bien de techniciens qui prennent directement les rênes du mouvement en fondant un parti, en choisissant les candidats les plus aptes à incarner leur vision, jusqu'à assumer le contrôle du gouvernement de la nation entière ».

A noter que la colère mentionnée seule n'explique pas l'ampleur du bouleversement en cours. Ce ne sont pas nécessairement les gens les plus pauvres, ni les plus exposés à l'immigration qui se jettent dans les bras de ces partis populistes. L'auteur le souligne. L'Internet, les smartphones, les réseaux sociaux y sont également pour quelque chose dans cette transformation du peuple.

Les ingénieurs du chaos ce sont justement ceux également à l'origine des algorithmes de Facebook, de Google, ces fameux algorithmes qui vous enferment dans des bulles filtrantes, ne vous donnant que ce qui vous intéresse, vous confortant dans vos idées, vos gouts, vos croyances. C'est connu, pourtant les chiffres édifiants donnés par l'auteur nous interpellent : une fausse information a, en moyenne, 70 % de probabilité en plus d'être partagée sur Internet, car elle est en général plus originale qu'une vraie. Ou encore la vérité prend six fois plus de temps qu'une fake news pour toucher 1500 personnes…voilà des outils parfaits pour ces partis…
Les sites, les blogs, les pages Facebook des extrémistes sont les terreaux fertiles de candidats comme Trump, Orban, Bolsonaro et Salvini. Où le but n'est pas de se fonder sur des faits, expliqués et argumentés, cette vieille politique ronflante, mais sur des émotions négatives et des ressentis. L'intensité narrative prévaut sur l'exactitude des faits. A coup de fake news, d'injures, de complots, de mensonges…tel est le nouveau style politique, sans tabou.

Je pense aux jeunes qui sont les témoins de cette nouvelle forme de politique façonnée par Internet et par les nouvelles technologies…et c'est angoissant. Comme le souligne l'excellente critique de @Aquilon62 : « il est peu probable que les électeurs, accoutumés aux drogues fortes du national-populisme, réclament à nouveau la camomille des partis traditionnels ».

Par ailleurs, l'analyse par l'auteur de Donald Trump et de son ascension, est certes connue mais toujours aussi bluffante. J'ai aimé lire ces pages qui permettent de faire le point sur cet incroyable personnage burlesque et son utilisation d'outils sophistiqués pour sa promotion et sa victoire contre Hillary Clinton.

L'ascension de Viktor Orban est également sous les feux des projecteur de Giuliano da Empoli, où là encore, nous avons affaire à une politique opportuniste, guidé par un algorithme, qui a soif de pouvoir. Avec un ingrédient supplémentaire : le sentiment de frustration accumulé par les pays de l'Est dans cet effort pour tenter de rattraper les économies occidentales après la chute du mur de Berlin, rattrapage les éloignant de leurs valeurs traditionnelles et les rapprochant du multiculturalisme et du mariage homosexuel. Frustration jusqu'à produire une inversion radicale.

Enfin l'aventure du Brexit est expliquée sous l'angle de l'ingénierie ayant contribué à aboutir à ce résultat…Notamment est souligné le travail des ingénieurs « grâce » auquel chaque électeur a reçu un message ad-hoc, personnalisé : « pour les animalistes, un message sur les réglementations européennes qui portent atteinte aux droits des animaux ; pour les chasseurs, un message qui porte sur les règlementations européennes qui protègent les animaux ; pour les libertaires, un message sur le poids de la bureaucratie de Bruxelles et pour les étatistes un message sur les ressources soustraites à l'Etat Providence pour les transferts à l'union ». Messages qui ont pu être optimisés en continu, en fonction des clics enregistrés en temps réel.

Du beau travail de synthèse, éclairant, que nous offre là cet auteur italien !

Hier 26 avril 2022, Elon Musk s'est offert Twitter pour le rendre plus libre, moins surveillé, arène pour la libre expression…lorsqu'on vient de lire ce livre, cette nouvelle fait encore plus froid dans le dos…Elon Musk a-t-il un projet politique derrière la tête ? Voilà la question qui vient immédiatement à l'esprit.

Une lecture nécessaire édifiante pour prendre du recul et mieux comprendre la progression de l'extrême droite actuellement partout dans le monde.
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