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Critique de audelagandre


« La dernière allumette », celle que vous gardez au fond de vos poches pourrait vous sauver des forêts sombres qui peuplent la bibliothèque de vos souvenirs à l'image d'Abigaëlle, narratrice du roman, qui vit recluse à l'abbaye Sainte-Marie-de-la-Saône à Genevigny. Depuis vingt-sept ans, elle a fait voeu de silence, mais cela ne l'empêche pas de parler de ses jeunes années auprès de son frère Gabriel, et de ses parents. Entre un récit « au présent » et ses mémoires de jeunesse consignées dans de nombreux carnets, elle livre ses pensées de petite fille, et observe l'existence de son frère « de loin ». Parallèlement, les différents récits sont entrecoupés de secrets livrés dans le cabinet du Docteur Garnier, dans lequel une jeune femme s'épanche et avoue les difficultés de son quotidien.

« Gabriel n'est pas celui que vous croyez. », incipit de « La dernière allumette ». C'est ainsi que s'exprime Abigaëlle au temps présent, elle qui s'ennuie tant au sein des religieuses qui évoluent en ce lieu. Elle se souvient de ce jour tragique, un enterrement. Qui réside à l'intérieur de ce cercueil ? Quelle tragédie est venue frapper le petit village de Genevigny ? Abi ne s'en souvient pas, mais dans ses carnets qui débutent en 1990, elle a 7 ans. Sur conseil de son psy, le docteur Hassan, elle couche ses pensées sur le papier pour « aider à ranger son cerveau », et aussi parce que ces carnets représentent son intimité, « parce que personne a le droit de lire ». Ses mots d'enfants sont touchants. Elle parle de son QI, « Le cui, ça veut dire que je suis une petite fille très intelligente », de ses difficultés à l'école, de sa maison et du grand vitrail du premier étage qu'elle associe à « du lard moderne ». À travers ses diverses réflexions, elle évoque sa famille. Son frère Gabriel, 10 ans, qui « met des torgnoles », sa mère « Maman est une fée. Même Papa le dit : c'est la fée Néante. », aide-soignante qui n'exerce plus son métier, car faudrait pas « (…) qu'elle en profite pour faire sa pute avec les médecins de garde. », son père « Il est super intelligent, mon Papa. Lui, il travaille en tant que personne dans un bureau. », le docteur Hassan que son père surnomme « Un Charlatan de psy ».

Lentement, le lecteur adulte sent que dans la famille Lemonnier, il se passe des choses pas très nettes et qu'Abi ne peut qu'appréhender les événements comme une enfant. le docteur Hassan l'aide à mettre de l'ordre dans ses idées tout en cherchant à savoir réellement ce qui se passe derrière les portes closes de sa maison « Quand mon cerveau a pas envie de comprendre quelque chose, il le cache très profond dans ma tête et c'est comme si j'avais tout oublié. C'est la mnésie à cause des tresses trop matiques. » Parfois, la vérité est difficile à formuler, parfois on la dissimule volontairement pour ne pas affecter son entourage, parfois on protège les autres en pensant que c'est nécessaire pour l'équilibre de tous. Où est la vérité ? Où est le mensonge ? Comment faire la différence entre les deux ? « Le docteur Hassan dit : ce n'est pas si compliqué, la vérité, ce sont les faits.

La vérité, ce sont les faits.

La vérité, ce sont les faits.

La vérité, ce sont les fées.

Ma maman est une fée, elle dit que tout va bien. de pas s'inquiéter.

L'essentiel, c'est de s'aimer. Mais parfois elle dit aussi : ça va mal se terminer. »

Dans le présent de « La dernière allumette », il est beaucoup question de Gabriel, ce frère devenu illustrateur et créateur d'une série de livres pour enfants dont le dernier opus « Les tragiques Mésaventures d'Abi Colibri » va bientôt paraître. C'est d'ailleurs à l'occasion d'une dédicace que Gabriel va rencontrer Zoé Boisjoli, une jeune femme solaire. « Dans la nuit froide qui habitait mon frère, Zoé venait de craquer une allumette. » Zoé est tout l'inverse de Gabriel. Telle une magicienne, elle transforme tout ce qu'elle touche en lumière. « Pourtant, la fée qui s'est penchée sur son berceau lui a donné un talent rare et inestimable dont ses interlocuteurs ne prennent conscience qu'après quelques minutes de discussion et qui a pris Gabriel par surprise : Zoé, depuis toute petite, maîtrise à la perfection l'art de la joie. »Pour Gabriel, si ténébreux, si impénétrable, secret, pétri de crises d'angoisse et de névroses, l'éclatante Zoé est un cadeau tombé du ciel. Mais Abi s'inquiète… quelque chose au fond de son coeur ne la laisse pas tranquille, sa mémoire lui fait défaut, son grand frère lui donne des soucis, le danger rôde sans qu'elle sache réellement pourquoi. « Mon cerveau est la plus grande bibliothèque du monde. Des étagères, à l'infini, chacune aussi haute que la voûte céleste. Vouloir saisir un souvenir, c'est chercher un livre précis dans cette immensité. » Marie Vareille joue alors avec les temps et les espaces, brouille les pistes en insérant des passages dans un cabinet de médecin où la jeune femme qu'il reçoit en consultation livre des faits et des non-dits qu'il faut décrypter.

En refermant « La dernière allumette », j'ai été dans un état proche de la sidération. Comme si, une étrangère avait mis des mots sur un vécu beaucoup trop tenace que je m'efforce, depuis tant d'années à oublier. La construction imaginée par Marie Vareille contribue largement à cette sensation de secousse psychologique. La façon dont elle s'y prend pour distiller les secrets, approcher les personnages en plongeant le lecteur dans le passé et les mots d'une petite fille face au présent, d'un combattant qui bataille d'abord contre ses propres démons est assez exceptionnelle. Je pense par exemple aux « torgnoles », à ceux qui affirment qu'Abi est « père-turbée », qui ne prennent véritablement leurs sens à la toute fin. En opposant l'ombrageux Gabriel à la lumineuse Zoé, elle m'a mise à terre. En expliquant à quoi correspond le tatouage de Gabriel, elle m'a crevé le coeur. En m'autorisant à entrer dans le cabinet du docteur Garnier, elle a attisé ma rage, profonde, omniprésente, lancinante et pourtant vieille d'au moins quarante années…

« La bibliothèque des souvenirs » est un cadeau bien empoisonné. le pacte que l'on fait avec soi-même face à l'enfant qu'on a été et la femme ou l'homme que l'on deviendra est bien lourd à porter, il nécessite une vigilance de tous les instants. Méfions-nous tous de l'ADN et des schémas si faciles à reproduire. N'oublions pas que l'enfance est le socle de toute construction et que lorsqu'il est bancal, abîmé, brisé, absolument rien ne peut le réparer quand on se barricade derrière son passé.

Marie Vareille dit des choses extrêmement justes et fondées sur la violence familiale en décortiquant le fonctionnement de ce cercle vicieux sous plusieurs angles. Pour ceux qui y sont confrontés : « La violence et la peur, ça reprogramme le cerveau ; même quand c'est fini, ça laisse des séquelles terribles. » Ceux qui l'ont vécue savent l'impossibilité devenue fondamentale de se faire tout petit, inexistant, transparent : « Nous avons été ces enfants funambules. Toujours en équilibre, toujours terrifiés à l'idée de la chute. le pire, c'était l'attente, parce qu'au fond, nous savions que le calme ne durerait pas. » Une enfance passée sur le qui-vive en attendant que ça explose, que ça se calme, que ça recommence encore. L'enfant qui a vécu dans une famille où la violence fait loi développe un sixième sens que vous n'imaginez pas. Non seulement il sent quand le vent va tourner, mais il sait aussi reconnaître les signes chez ceux qu'il côtoie : les yeux terrifiés qui se cherchent, les respirations qui se contiennent, les corps qui se recroquevillent. L'état de veille permanent est fort bien développé dans « La dernière allumette », de même que le mode survie enclenché dès la première gifle. L'image trouvée par Marie Vareille du « funambule » est d'une acuité rare et d'une lucidité saisissante.

Une telle enfance laisse des bleus que l'on ne voit pas, des séquelles que l'on n'imagine pas, un sentiment d'insécurité permanent présent une vie durant. « Mais j'avais oublié qu'on ne peut se sentir en sécurité nulle part, quand on a passé son enfance à être terrifié par ceux qui auraient dû nous protéger. »

« Les gens comme moi, ils reviennent de l'enfance aussi détruits que s'ils revenaient de la guerre. On devrait être contents d'en être sortis vivants, et c'est vrai, il y a des moments où ça va, où on est presque heureux. Mais certains jours, les séquelles sont tellement lourdes à porter qu'on regrette de ne pas être mort au combat avec ceux qui n'en sont pas revenus. » Je pleure sur ces vies meurtries, ces enfances soufflées, ces vies d'adulte contusionnées, cette recherche permanente de sécurité qui ne sera jamais assez, ces nuits à se réveiller en sursaut pour se souvenir qu'il n'est plus là et ne peut plus nous atteindre, ces colères inexpliquées qui montent, mais ne doivent pas exploser face aux enfants, ces câlins qu'il est si difficile de donner, ces « je t'aime » que l'on dit trop parce qu'on n'en a pas eu soi-même. Je pleure pour tous ces enfants désemparés qui hésitent entre dire et se taire, pour ceux qui se construisent des ailes pour s'envoler, pour ceux qui voudraient craquer « La dernière allumette ».

Toi l'enfant funambule, je te serre fort contre mon coeur. Toi seul sais à quel point « La dernière allumette » de Marie Vareille est une lumière dans l'obscurité. Comprendre les mécanismes, écouter les voix, accepter de baisser la garde pour faire entrer la lumière, ce sont de premiers pas vers l'apaisement. La quête de toute une vie, un combat quotidien entre l'enfant qu'on a été et l'adulte que l'on devient, une vigilance accrue qui ne disparaît jamais complètement.

« La dernière allumette » n'est pas juste un roman, c'est un phare dans les ténèbres de l'enfance saccagée.

Le roman des funambules…

Lien : https://aude-bouquine.com/20..
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