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Critique de Pitchval


J'ai longtemps repoussé la lecture de ce monument. Mais les vacances arrivant, il n'y avait plus de raison de la reporter encore. Ce roman-pavé narre l'histoire de la Russie à l'époque du règne de Napoléon, et notamment la campagne de Russie, ainsi que la petite histoire de quelques familles d'aristocrates russes. C'est ainsi que j'aime le roman historique, en ce qu'il décrit des existences et des intrigues mineures, des querelles de famille, des morts naturelles et des chagrins d'amour avec, pour contextes majeurs et suprêmes, les grands événements, l'Histoire, la guerre et les décisions politiques. C'est que personne ne choisit réellement sa destinée : une part au moins lui est imposée par un contexte politique et historique. La guerre sépare les fiancés autant qu'elle crée de nouvelles alliances intimes. Elle a cela d'exaltant, en un sens : la guerre ne laisse personne végéter ni suivre un parcours de vie lisse et prévisible. La guerre, c'est aussi une vitalité, un grouillement, du changement constant. Elle défait autant qu'elle fait, détruit autant qu'elle construit. Et le pauvre quidam, et même s'il est un prince ou un comte, et même s'il est empereur, devient une marionnette que l'histoire dirige au hasard. Napoléon lui-même a-t-il tout décidé ou bien était-il, lui aussi, l'instrument d'une machine qu'il avait pourtant initiée mais qu'il ne maîtrisait plus ?
Je ne saurais résumer une si longue et si complexe épopée. C'est inutile au juste, fastidieux pour rien. C'est une immense oeuvre cependant, mettant en scène plusieurs familles et de nombreux personnages, à tel point que l'on peut s'y perdre dès que l'on laisse un peu fatiguer sa vigilance. Non content de seulement narrer les affaires de familles et de mariages nobles au surplus des scènes de guerre, l'auteur ajoute et sème de nombreuses réflexions personnelles, sortes de « prises de recul » relevant plutôt de l'essai. La fiction se mêle ainsi à la philosophie. Ce récit a trois dimensions en somme : la guerre (le front), les intrigues (les temps de paix, la vie à l'arrière du front) et la hauteur prise sur ces deux lieux. le narrateur n'est pas neutre, en ce qu'il suspend le récit à de nombreuses reprises pour donner son point de vue sur l'Histoire, cette science inexacte qui réécrit après coup les événements avec les biais actuels et au gré des penchants des historiens. Et c'est très fin, strictement pertinent non seulement mais illustré d'exemples.
Le roman commence en 1805 par le départ pour la guerre de la troisième coalition et s'articule en trois épisodes historiques et militaires. Ensuite viennent les Traités de Tilsit en 1807 et enfin la campagne de Russie en 1812. Entre deux, et de 1812 jusqu'à 1820, la vie en Russie avec ses moeurs, ses nobles, ses amours, ses intrigues, ses mariages, ses bals et ses opéras. Et c'est avec un grand réalisme que l'auteur décrit longuement et précisément l'aristocratie russe, celle de Moscou ou de Saint-Petersbourg mais également celle de la campagne, lorsque les nobles se retirent sur leurs terres. Ce fonctionnement rappelle celui de l'Angleterre à la même époque, avec les saisons de Londres pour marier les jeunes filles et les hivers à la campagne.
Quant aux personnages, il est extrêmement difficile d'en faire le tour à moins de dresser une liste froide et exhaustive qui n'apporterait rien à une chronique. S'il faut n'en citer qu'un, ce serait sans doute le comte Pierre Bézoukhov, fils illégitime mais aimé d'un comte ayant toujours refusé d'épouser sa mère. Au début jeune homme libre et un peu dévergondé, élevé en Europe, brandissant des idées révolutionnaires et une admiration sans bornes pour Napoléon, sa vie se voit changée à la mort de son père. Légitimé soudain, le batard devient comte et hérite d'une colossale fortune ainsi que de responsabilités qu'il ne soupçonnait même pas. Celui qui clamait son admiration pour l'empereur français est à présent un aristocrate russe en temps de guerre, patriote donc, par la force des choses (il ira même jusqu'à vouloir tenter de tuer Napoléon). Peu acclimaté aux coutumes des aristocrates et à présent vanté, reconnu et respecté, il apprendra seul ou presque. Aidé au commencement par le prince Kouraguine à se familiariser à ses nouvelles responsabilités, il en épousera la fille, la superbe Hélène. Il sait pourtant, en loin, que ce mariage ne lui causera que du malheur, et cependant il va au bout, plus pour satisfaire les attentes de la noblesse que pour lui-même. Voilà là un détail intéressant : pourtant homme et richissime, il ne choisit pas totalement son épouse. Elle lui est imposée implicitement par le poids de toute l'aristocratie, milieu dans lequel il est enfin accepté et qu'il domine même. Il se séparera bien vite de son épouse et reprendra sa vie de célibataire après un fâcheux incident. C'est tout à la fin, à la maturité qu'il doit plus à sa condition de prisonnier de guerre qu'à son âge que, devenu veuf, il épousera Natacha, la femme qu'il aime. Pierre a cela de fascinant qu'il ne perdra jamais le désir sincère de devenir un homme meilleur. Et pour cela il erre, après son mariage, dans les méandres d'une quête spirituelle qui le conduira vers la franc-maçonnerie, voyage qui, comme tous les voyages qui permettent dépaysement et découvertes, ne peut s'achever que par un retour à la réalité et à la vie. Et pour ainsi dire : à soi-même. Passé l'émoi suscité par l'exotisme, par la fascination pour ces nouvelles valeurs morales et cette sorte de fraternité singulière qu'il découvre dans la franc-maçonnerie, Pierre en revient. C'est que l'idéal qu'il recherche est probablement, par effet miroir, l'inverse de ses propres tares et faiblesses. Ce qu'il vise alors n'est pas tant l'amélioration de soi, en cultivant par exemple ses forces, que le fait de s'inventer des idéaux dans ce qu'il n'est pas et ne peut devenir. Et c'est très courant notamment à l'époque de la jeunesse : plutôt que de s'aimer soi, de se respecter en trouvant en soi ses propres valeurs, l'on est tenté de chercher ailleurs un modèle de perfection, d'avoir un autre que soi pour boussole. Pierre, bien décidé à devenir meilleur, part en une sorte de pèlerinage franc-maçonnique qui s'apparente à un rituel initiatique, et s'assimile en quelque sorte, par défaut de personnalité propre. le mystère, l'exaltation de la nouveauté, de la découverte, les nouveaux codes, la confrérie pour lui qui n'a pas eu de famille, sont autant de fascinations exercées sur ce profane qui ne sait se donner une propre direction. Pierre finira par s'éloigner puis quitter totalement cet univers, et c'est heureux : il trouvera lui-même ce pour quoi il doit oeuvrer et bâtira sa propre ligne de conduite, comme un enfant quittant sa famille parce qu'il est enfin prêt à vivre seul.
S'il faut évoquer un autre personnage emblématique et complexe du roman, il y a bien évidemment le grand ami de Pierre, le Prince André Bolkonsky. Homme extrêmement intelligent et pudique, rationnel au plus haut point, le Prince André est cependant un ambitieux. Homme puissant et riche, il est pourtant insatisfait de sa condition. Il est de ces hommes qui ne peuvent se contenter de jouir et d'être heureux. Mal marié, ou plutôt marié trop tôt, dans les moments fiévreux de la passion qui annihile toute réflexion, il se retrouve avec une épouse décorative et enceinte qui l'insupporte et qu'il va laisser chez son père, comme on laisse en garde un enfant, pour partir à la guerre. Qualifié de pessimiste, le Prince André souffre plutôt d'un mal que je nomme : la lucidité des individus supérieurs. Sa femme meurt en lui donnant un fils, et cette perte le laisse non indifférent mais résigné, ou plutôt philosophe : que peut-on pour ce qui est à jamais perdu ? Rien au juste. Les tragédies le fortifient au contraire. C'est avec la puissance de celui qui n'a rien à perdre qu'il retourne à la guerre, qu'il y côtoie Napoléon, Koutouzov, le tsar. le Prince André a une place particulière dans le récit en ce que sa réflexion personnelle vient s'ajouter à la pensée générale de l'auteur sur la guerre. Les deux avis - celui du narrateur et celui du personnage- se complètent et s'entremêlent, l'un étant purement théorique et l'autre très concret au contraire car fondé sur une expérience sérieuse. Tolstoï réussit un tour d'envergure : il crée un personnage qu'il façonne de façon à ce qu'il illustre sa propre pensée. Et il le fait intelligent, homme d'honneur et chercheur de stricte vérité, esprit concret de sorte qu'on ne peut que difficilement réfuter l'alliance fine de la théorie et de l'expérience. le Prince André est peut-être l'exact opposé de son ami Pierre. Serein quand l'autre est tourmenté, puissant et rude quand Pierre se cherche une sorte de rédemption morale, sec et incapable de pardon quand l'autre est sans doute un peu lâche (lâcheté dissimulée sous une apparence de volonté morale de vouloir le bien, de pardonner, de ne point chercher querelle). Il mourra des suites d'une blessure à la bataille de Borodino. Son agonie durera un mois et elle est splendide de réalisme. le condamné n'est déjà plus là, se désintéresse de toute considération terrestre, se prépare, en homme, à la mort, la regardant bien en face et ne versant aucune larme ni plainte.
J'ai plusieurs fois lu que les personnes féminins de Tolstoï étaient frivoles, superficiels, sans intérêt, ne servant que de faire-valoir à ses héros masculins. Je ne partage pas cet avis. Natacha Rostov, le personnage féminin principal du roman, jeune sauvageonne à la beauté espiègle, enfant capricieuse et gâtée, est, il est vrai, bien défaillante par sa désinvolture, et cependant elle progresse, peut-être aussi bien si ce n'est mieux que Pierre. À mesure, et parce qu'elle est confrontée à plusieurs grands malheurs, elle devient profonde et grande. D'ailleurs Pierre ne la reconnaît physiquement pas à son retour. Cette élévation s'accompagne d'une sorte d'affaiblissement de sa beauté, d'une extinction visible de son insouciance. La naïveté juvénile s'accompagnerait d'une sorte de fraîcheur naïve, d'un visage angélique et agréable à l'oeil, quand la valeur morale et intellectuelle d'une femme la rendrait moins belle car plus grave. D'ailleurs, la Princesse Marie, vertueuse et pieuse, est décrite comme laide tandis que la première épouse du Prince André, sorte de poupée de salon immature, est souriante et jolie. Natacha, à l'instar de Pierre qui deviendra son époux, traverse les épreuves comme autant de rites d'apprentissage et de maturation. Rien ne lui sera épargné, mais ses malheurs qui la rendent plus grave, plus frêle et qui ternissent son teint lui donnent aussi cette grandeur, permettent l'éclosion de l'individu et enterrent à jamais la frivolité juvénile. Natacha illustre parfaitement les idées de Tolstoï, en ce qu'elle n'a, à aucun moment, résolu de s'élever de sa condition de jeune fille futile : ce sont les épreuves, les événements extérieurs qui ont fait d'elle quelqu'un de plus profond. de même, à la fin du roman, lorsqu'elle est mariée et mère, Natacha se laisse grossir et enlaidir et ne semble plus s'intéresser à rien à part à ses enfants. Voilà, elle ne souffre plus et devient mère, la vie se charge de la changer en femme inintéressante.
La princesse Marie Bolkonsky, soeur d'André, est environ l'opposé de Natacha. Jeune femme pieuse, discrète, toute dévouée à son père autant qu'à Dieu, elle mène une vie retranchée, une existence solitaire pour ne pas déplaire à un père tyrannique. Résignée et soumise, elle renonce même au mariage pour rester près de lui. La princesse Marie est cependant intelligente et forte, une sorte de version féminine de son frère André. Les épreuves semblent l'abîmer moins qu'une autre, et sans doute parce qu'elle n'a jamais connu l'insouciance et s'est résignée depuis le départ à une abnégation de femme. C'est en quelque sorte comme si la tyrannie de son père avait été un apport plutôt qu'une importunité. Alors que chaque épreuve a enlaidi la belle Natacha, elles ont comme donné une contenance physique à Marie, laide au départ, un charme intrigant, une dignité même dans l'apparence. Sa ferveur religieuse (« La princesse Marie avait deux passions et, par elles, deux joies : son neveu Nikolouchka et la religion ») ne semble pas non plus un choix. Que reste-t-il à une jeune fille seule, retranchée, ayant renoncé au mariage et vivant avec un vieux père tortionnaire ? Marie a trouvé son émoi dans le culte qu'elle voue à Dieu. Devant par obligation renoncer à d'éventuels prétendants, aux joies des salons et des bals, aux douceurs des premiers aveux d'amour, elle n'aura que la religion pour unique source d'agitation fiévreuse. Est-ce cet puissante passion religieuse est encore un choix ou bien un palliatif qui lui a permis de ressentir sans ne rien enfreindre ?
La richesse des détails, ce réalisme de guerre que l'on ne se figure plus (des guerres à cheval !), la justesse psychologique, la finesse de la vraisemblance, font de ce roman un véritable monument, une fresque à la fois historique et psychologique, une étude des moeurs russes de l'époque. Et pourtant, ce roman est parfois impatientant, inutilement long. Mais on pardonne plus aisément quand c'est très bien écrit et lorsque l'idée générale est grande et brillante. N'importe les longueurs, l'expérience reste tout de même captivante. La description de l'incendie de Moscou, l'amoncellement de ruines, la ville superbe qui disparaît dans les flammes, est toute fascinante et brillante d'écriture. de même que l'agonie du Prince André est sublime de finesse psychologique.
Les pauses narratives dans lesquelles Tolstoï expose ses idées, splendides à tel point que l'on vient à se demander s'il y avait nécessité à écrire un millier de pages de fiction pour illustrer les théories énoncées, se suffisent presque à elles-mêmes. Pourquoi ne pas avoir rédigé un essai ? Pourquoi ne pas s'être « contenté » de développer les idées énoncées de manière toute théorique ? Eh bien, c'est qu'aux moments où Tolstoï énonce ses idées bien clairement et de manière fort péremptoire, où l'auteur montre précisément où il voulait en venir au juste, tout à déjà été prouvé et démontré avant par son récit. La fiction a auparavant tout illustré, de sorte que le lecteur ne peut plus objecter et même : en est venu aux mêmes conclusions que lui environ.
La somme de choix personnels peut-elle avoir un réel impact ou une importance majeure sur le déroulement de l'histoire en marche ? Tolstoï, en fataliste lucide, montre que non. Tous les événements majeurs ou presque obéissent à d'autres lois, à un déterminisme historique qui dépasse chaque individu. Personne n'est tout à fait libre, la liberté entière est un leurre. Au mieux, sommes-nous plus ou moins libres. La guerre et la paix décident pour nous, mais est-il quelqu'un qui décide de la guerre ? Pas tant. Napoléon a-t-il décidé tout seul et en homme libre de la guerre ? Non pas. Il est animé par une force mystérieuse qui le dépasse, tout au plus. Les hommes ne dominent pas les événements, ce sont les événements qui commandent les hommes.
La fatalité l'emporte. L'homme est emporté comme une vulgaire planche en mer déchaînée, son destin balloté par l'histoire, voilà. Il pourra au mieux se débattre, aller se battre ou bien fuir, mais il ne décidera de rien d'importance.
Quant à la vérité historique, c'est un leurre également. L'Histoire telle qu'elle existe en tant que discipline n'est point une science : l'historien réécrit l'histoire, la réduisant à la volonté de quelques hommes décideurs et responsables de tout. Napoléon est-il responsable de l'incendie de Moscou, en empereur sauvage et avide de destruction ? Ou était-il au coeur de multiples intrigues et engagements, victime de jeux de pouvoir? Tout cela cumulé ne lui a laissé qu'une marge de manoeuvre extrêmement limitée. L'Empereur ne décide guère plus de la guerre que le simple soldat, au fond.
Toute forme de libre-arbitre est impossible. Chaque homme est un maillon d'une chaîne, plus ou moins important. La chaîne elle-même va dans un sens qu'aucun des maillons ne peut modifier seul. Tolstoï est-il fataliste ? Il n'y a pas plus de génie que de volonté ou de hasard, ce ne sont que des spéculations d'historiens. Est-ce de la faute de Louis XVI s'il fut guillotiné, ou bien celle d'un seul autre homme ?
L'histoire agit presque seule, comme un élément à part entière, grand et puissant comme un volcan qui se réveillerait à tout moment, décimant les hommes (petits, si petits), les figeant ou les faisant fuir selon qu'elle est rapide ou leur laisse le temps. Il n'y a ni héros de guerre ni commandant des armées ni empereur qui ne puisse changer à lui seul le cours des événements. Chacun est enchevêtré et subit à son échelle les caprices de la grande histoire.
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