AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Nastasia-B


William Thackeray était un grand contemporain de Charles Dickens, aussi connu de son vivant du public anglais et, désormais, beaucoup moins célébré, notamment hors des îles britanniques. La Foire aux Vanités est son ouvrage réputé maître, même si l'adaptation cinématographique de Barry Lyndon, par Stanley Kubrick, a redonné un certain élan à la vogue pour cet auteur, via cet autre roman. D'autres oeuvres, pourtant de qualité comparable, sont quasi introuvables à l'heure actuelle en français et, de ce fait, assez peu lues.

La Foire aux Vanités nous présente en parallèle la destinée de deux jeunes femmes d'extraction sociale et de tempérament différents, sur une quinze-vingtaine d'années, environ de 1813 à 1830 (la datation n'est pas très précise) : Amélia Sedley et Rebecca Sharp.

(Au passage, je vous invite à soupeser les sonorités employées par l'auteur pour nommer ses deux principales héroïnes : d'un côté, « Amélia Sedley », ça coule paisiblement comme un adorable petit ruisseau au milieu des champs fleuris. de l'autre, « Rebecca Sharp », ça claque mieux qu'un coup de serpe sur un vieux billot de chêne, ça chlic ! et ça chlouc ! aussi net qu'un couperet de guillotine !)

L'une rejoue le thème de l'héroïne positive classique du roman anglais de la fin XVIIIe début XIXe : belle, droite, discrète et vertueuse, un peu à la façon de Clarissa Harlowe de Samuel Richardson ou d'Elinor Dashwood de Jane Austen.

L'autre sera l'archétype de l'héroïne irrésistible et vive, mais vénéneuse à souhait, insensible et prête à tout pour arriver à ses fins. En quelque sorte, une espèce de Milady de Winter d'Alexandre Dumas (Les trois Mousquetaires), une façon de Valérie Marneffe d'Honoré de Balzac (La Cousine Bette) ou un genre d'Hélène Kouraguine par anticipation de Léon Tolstoï (La Guerre et la Paix).

À propos de Léon Tolstoï, peut-être n'est-il pas vain d'évoquer ici l'incipit de son autre fameux roman, Anna Karénine : « Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses le sont chacune à leur façon. » Cette maxime semble résumer parfaitement la thèse de Thackeray dans ce roman : hors d'un certain type de relations entre membres d'une famille, point de salut. D'ailleurs, d'après moi, les échos avec La Guerre et la Paix sont si nombreux qu'ils attestent sans doute que le grand Tolstoï a dû s'inspirer du parfum de cette oeuvre pour bâtir son gigantesque monument.

Outre la Russie, le style de l'auteur m'évoque énormément celui de Charles Dickens, quoique, à certains moments (je pense notamment aux remarques du père d'Amélia à l'adresse de sa femme et de son fils), je croyais dur comme fer retrouver le père des filles Bennet dans l'Orgueil et Préjugés de Jane Austen : c'était à s'y méprendre. Toutefois, dans l'ensemble, le ton et l'humour m'apparaissent extrêmement dickensiens, à la limite près que le narrateur se fait plus présent encore que chez Dickens.

Selon moi, l'excès de présence d'un narrateur, lorsqu'il n'est pas un personnage impliqué dans l'histoire, est plus nuisible que profitable. En effet, je ne dédaigne pas qu'un narrateur nous glisse de temps en temps deux ou trois petites choses ; Dostoïevski, par exemple, sait très bien le faire et Dickens parvient toujours plus ou moins à se maintenir dans des limites acceptables. Thackeray, lui, a la main franchement plus lourde et je trouve ça gênant voire agaçant par moments.

Quelle est l'intrigue de base ? Côté pile, Amélia Sedley : bonne famille, bon caractère, beau parti. Depuis sa plus tendre enfance, elle est promise au beau et brûlant capitaine George Osborne, principal futur héritier de la colossale fortune de son père. S'ils s'unissent ces deux-là, tout devrait bien aller pour eux…

Côté face, Rebecca Sharp : fille d'une pas grand-chose et d'un pas beaucoup mieux, les deux plus ou moins artistes, plus ou moins mendiants. Mais ils lui ont tout de même légué une belle figure, un avantageux physique et une irrésistible propension à s'en savoir bien servir pour parvenir à ses fins.

Alors la Rebecca, rusée comme une pie, essaie de faire de l'oeil, discrètement, à Joe Sedley, le frère d'Amélia — un gros pansu pleutre et insipide, aussi doué avec les filles qu'un propithèque à jouer du banjo — mais sa manoeuvre ne se révèle pas des plus discrètes, finalement, et Joe, en gros balourd, se saoule avant de lui faire une déclaration et provoque du même coup un scandale dans la bonne société.

Rebecca est alors poliment congédiée et privée de l'aide de sa principale protectrice Amélia. Il va donc lui falloir cheminer seule pour gravir les échelons. Mais il en faut davantage pour l'effrayer notre chère Rebecca, et elle parvient à se faire grandement désirer par quelques mâles de la famille Crawley — une respectable et opulente famille noble siégeant à la chambre des Lords.

Sera-ce le père ? le fils ? l'autre fils ? aucun de ceux-là ? Je n'ose vous le confier. Quant à Amélia, si son père perdait subitement tout ou partie de sa fortune, demeurerait-elle une candidate sérieuse pour le mariage du point de vue du père Osborne ? Et le fils, ce bellâtre de capitaine Osborne, que toutes les femmes couvent d'un regard d'envie, s'il n'était que joueur et volontiers porté sur l'alcool, cela irait encore, mais est-il véritablement si droit, si fidèle, si intelligent qu'on le dit ? Je ne saurais me prononcer…

Je m'aperçois que j'approche dangereusement de la fin de ma recension et que je ne vous ai toujours pas glissé un traitre mot d'un autre et ô combien capital personnage : il s'agit du très discret, très mystérieux, très amoureux major Dobbin. On dirait presque une espèce de réplique du Darcy d'Orgueil et Préjugés, mais dans le fond, qui est-il ? Que veut-il ? Que fait-il ? Alors ça, ça, ce sera vraiment à vous de le découvrir, si vous prenez la peine de lire La Foire aux Vanités.

Ce que j'en ai pensé ? Dans l'ensemble, un bon roman, mais pas un chef-d'oeuvre d'après mes critères. J'en veux pour preuve le fait que j'ai beaucoup mieux aimé la première que la deuxième moitié de l'ouvrage. Autant l'auteur donne du souffle au début, surtout par l'entremise du succulent personnage de Rebecca, autant vous vivez les lignes arrières de Waterloo comme si vous y étiez, autant je trouve que la narration s'essouffle et patine dès la bataille terminée (qui correspond exactement au milieu du roman).

Dans cette seconde partie, l'auteur se fait moins mordant, selon moi, plus moralisateur, ce que j'aime moins. Et, s'il excelle à brosser des personnages secondaires intéressants (ex. Miss Crawley, Rawdon, etc.), des personnages qui reviennent tout au long de l'oeuvre (Mrs Pinkerton, la majore O'Dowd, etc.) donnant une véritable impression d'atmosphère et de système complet, je ne peux dissimuler ma petite déception d'aboutir, finalement, tout bien considéré, sur ce propos moralisateur qui n'est pas de l'envergure qu'on aurait pu espérer, en tout cas que moi j'espérais.

Je signale encore que, d'après moi, l'auteur injecte beaucoup de lui-même dans deux personnages masculins en particulier : Joe Sedley et William Dobbin. Tous deux ont vécu longtemps en Inde, tous deux ont un certain rapport à l'argent, aux femmes, à l'étiquette, etc. Ils sont pourtant extraordinairement dissemblables, voire opposés, un peu comme si l'auteur était parvenu à séparer les différentes strates, les différentes facettes de sa propre personnalité — composé nécessairement complexe et contradictoire —, comme sur une plaque de chromatographie, ce qui est loin d'être simple car il faut être capable de s'observer soi-même à distance et sans parti pris.

Bref, j'en termine en vous indiquant que, selon moi toujours, ce roman, cet auteur constituent une sorte de clé de voûte autour de laquelle s'articule des pans majeurs de la littérature. Il est le pont entre Tolstoï et Austen, le chaînon manquant entre Hugo et Dickens et certainement beaucoup d'autres encore qui m'auront échappé, mais pas à vous, s'il vous prenait idée de lire ce roman. Alors, à vous de jouer, en gardant en tête que cet avis n'est peut-être que vanité, c'est-à-dire, pas grand-chose.
Commenter  J’apprécie          1434



Ont apprécié cette critique (142)voir plus




{* *}