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Critique de Kirzy


Kirzy
07 novembre 2023
°°° Rentrée littéraire 2023 # 41 °°°

De l'âge de sept à quatorze ans, Neige Sinno a subi des viols répétés de la part de son beau-père. Elle a porté plainte à dix-sept ans. Un procès a eu lieu, il a avoué, il a été condamné.

Ce livre, je n'avais pas envie de le lire. Je ne comptais pas le lire. Non parce que le sujet me faisait peur – quoi que – mais parce ce que j'avais l'impression d'avoir déjà beaucoup – trop ? – lu et entendu sur la question de l'inceste ou de la pédocriminalité … Christine Angot, Vanessa Springbora, Camille Kouchner, le podcast de Charlotte Pudlowski entre autres.

Et puis il y a eu le passage de Neige Sinno à La Grande Librairie. En la voyant, j'ai su que je lirai son texte. J'ai été frappée par son regard qui parfois s'absentait, par la douceur posée de sa voix, par la profondeur de ses silences et ses hésitations, par l'expressivité de ses mains qui semblaient soutenir le maintien de son corps.

J'ai ouvert Triste tigre empreinte d'une solennité grave que je n'ai jamais dans ma posture de lectrice, comme dans un état de préconscience du poids des mots qui allaient suivre.

Le fil conducteur du livre peut se résumer à la question du pourquoi elle écrit sur l'inceste. Dans un remarquable sous-chapitre intitulé « Raisons que j'ai de ne pas vouloir écrire ce livre », l'autrice dit qu'elle veut exister pour son écriture et non pour son écrasant sujet. Elle veut « être dans la langue », que son texte soit « esthétiquement valable », tout en affirmant son dégoût à faire de l'art avec son histoire, la faute morale consistant à esthétiser la violence

Triste tigre relève brillamment le défi littéraire. Elle n'y raconte pas, même si par courts passages à la crudité sidérante, elle le fait quand même mais sans brandir sa souffrance en étendard. On est bien au-delà du récit autobiographique même si elle revendique l'impossibilité à s'évader de la première personne, son « couteau pour disséquer le monde, un choix politique et esthétique qui affirme l'union du contenu et de la forme », un outil d'analyse bien affuté qui «arrive jusqu'à l'os ».

Ce qui m'a le plus frappé dans ce texte hybride qui n'entre dans aucune case, c'est à quel point chaque page pense. le lecteur est plongé dans la tête de Neige Sinno, une tête en pleine réflexion, constamment aux aguets pour que sa quête littéraire soit la plus juste, entre distance protectrice et vérités. Chaque page entre en conversation permanente avec le lecteur explorant l'inceste sous tous ses angles et ainsi que les questionnements qu'il engendre, de la carcéralisation de la peine à la prise en charge par la société, en passant par l'intimité des relations familiales ou les répercussions traumatiques à vie pour la victime. Chaque page est également en conversation permanente avec d'autres auteurs – la liste est longue -, et l'analyse proposé est à chaque fois passionnante, notamment celle de Lolita de Nabokov ou d'écrits de rescapés de la Shoah.

Certains passages m'ont marquée par leur singularité, la lucidité et la netteté de la pensée qui les convoquent :

« Je cherche la description précise des faits. Je veux savoir ce qu'il lui a fait exactement, combien de fois, où, ce qu'il disait, etc. Je déteste l'idée que quelqu'un ouvre ce livre et cherche ce qu'on m'a fait exactement, où on m'a mis la bite, et le referme après sans y avoir rien trouvé d'autre que cette bizarre constatation. »

Alors que le monde adulte est plein de zones grises qui sont le terrain de la responsabilité, du choix, du libre arbitre, « l'enfant, lui, vit en noir et blanc. (…) C'est toujours grand ouvert chez un enfant. Un enfant ne peut pas ouvrir ou fermer la porte du consentement. Il n'atteint pas cette poignée. Elle n'est simplement pas à sa portée. »

« Je ne peux m'empêcher d'espionner. Je le faisais déjà quand j'étais enfant pour m'assurer qu'il n'arrivait rien aux autres. J'espionne tout le temps, parfois vaguement, parfois avec plus d'insistance. J'espionne les papas dans les cabines des piscines publiques, les professeurs de collège qui reçoivent dans leurs bureaux. J'espionne mon compagnon. Il sait que je l'aime, que j'ai confiance en lui. Je crois qu'il sait que je l'espionne, et que je ne peux pas faire autrement. Je crois qu'il me pardonne. »

Neige Sinno dit que la littérature ne l'a pas sauvée, juste accompagnée et consolée, éclairée. Moi je peux dire que par son intelligence, sa hauteur de vue, son livre a changé profondément mon regard sur l'inceste.

« Il n'y a jamais de happy end pour quelqu'un qui a été abusé dans son enfance. C'est une erreur et une source d'angoisse que de croire au mythe du survivant tel que nous les décrivent les films américains. (…) Parce que ce n'est pas fini. Ni pour moi, ni pour vous, ni pour personne. Et tant qu'un enfant sur terre vivra cela, ce ne sera jamais fini, pour aucun d'entre nous.
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