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Critique de AnnaCan


« Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation. Comme si un acteur entrait en scène sans avoir jamais répété. »

Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être

Ces mots, je les ai précieusement collectés il y a longtemps déjà, à une époque où, entamant le virage de l'âge adulte, je cherchais dans mes lectures des réponses aux nombreuses questions que je me posais sur l'existence. J'y suis revenue souvent, puis je les ai un peu oubliés, me disant qu'après tout, on avait toujours le choix… de choisir sa vie. Peu après avoir commencé la lecture du dernier livre de l'écrivaine israélienne Zeruya Shalev, les mots de Kundera ont resurgi dans ma mémoire avec l'énergie tressautante du diable sorti de sa boîte.
Je suis retournée lire l'extrait dont ils étaient tirés, à peine surprise d'y découvrir cette conclusion lapidaire :
« Une fois ne compte pas. Une fois n'est jamais. Ne pouvoir vivre qu'une vie, c'est comme ne pas vivre du tout. »
Si j'avais encore l'espoir de me réfugier dans l'illusion du choix, Kundera se charge de me ramener à l'implacable réalité. Comme nous, les personnages de Stupeur pensaient ou pensent encore, pour certains d'entre eux, pouvoir influer le cours des choses, il pensent être en mesure d'effectuer des choix. Mais que signifie choisir quand on n'a qu'une seule vie à sa disposition, quand on ne peut pas expérimenter dans une autre une infinité de choix possibles ? Cela ne signifie rien. On ne choisit pas, on avance juste à tâtons en espérant que telle décision que nous avons prise nous engagera sur une voie plutôt moins périlleuse qu'une autre. Mais, et c'est là notre drame, nous ne pouvons pas savoir si nous avons fait le bon ou le mauvais choix. Nous ne pourrons jamais le savoir. Ce qui ne nous empêche nullement de nous fustiger, le plus souvent, ou de nous féliciter, plus rarement.

Atara, l'héroïne de Stupeur, qui semble avoir développé un indéniable talent pour l'auto-flagellation — « chez elle, les regrets sont profonds, persistants, et en général purulents » — aborde les rives de la cinquantaine dans un état de grand chamboulement intérieur.
Enferrée dans une relation de couple qui, n'ayant pas rempli les promesses induites par le coup de foudre initial, se délite sur un fonds de culpabilité persistant, elle ne sait ce qu'elle se reproche le plus : d'avoir brisé son précédent foyer? Ou de n'avoir pas su maintenir la flamme incandescente de ce second amour ?
Angoissée pour son fils, méconnaissable depuis qu'il est revenu de ses quatre ans de service militaire au sein d'un commando d'élite, elle se reproche amèrement sa fierté de mère le jour de son incorporation.
Désemparée face à sa fille partie poursuivre ses études aux Etats-Unis et qui, insensiblement, s'éloigne d'elle, elle se reproche leur lien trop fusionnel tout en s'y raccrochant comme une noyée à sa bouée.
Enfin, enragée face à un père décédé quelques mois plus tôt, qui a transformé son enfance en cauchemar en faisant d'elle son souffre-douleur, elle se reproche d'avoir si ardemment souhaité sa mort, enfant :
« Elle avait aussi une prière spéciale, qu'elle se répétait avant de dormir, ses petites mains plaquées l'une contre l'autre dans une supplique chuchotée. « Mon Dieu, rappelle-le bientôt à toi ou alors apprends-lui à aimer » ».

C'est le besoin de comprendre ce père profondément malheureux et impitoyablement maltraitant qui pousse Atara à partir à la recherche de Rachel, celle qui fut, soixante-dix ans plus tôt, le premier, l'unique amour de son père. Si ce dernier, véritable fossoyeur des jours heureux, ressemble à une boîte noire à jamais indéchiffrable d'où tout le reste — malheurs et péchés — paraît découler, Rachel sa bien-aimée, aujourd'hui une très vieille dame de 90 ans, en est sans doute le contrepoint lumineux. Après bien des rendez-vous manqués, c'est finalement auprès d'elle qu'Atara, anéantie par un nouveau malheur qui, aussi brutal qu'imprévisible, la frappe de plein fouet, cherche refuge. Et c'est par elle, grâce au « rayonnement puissant de ce corps sec » qu'elle accèdera peut-être, in fine, à l'acceptation et à une forme de sagesse :
« Ne laisse pas le hasard se transformer en destin, ma fille, (…) c'est parce qu'elles sont laissées à l'abandon et livrées au hasard que nos vies supplanteront toujours la mort. »

Plus que pour aucun autre personnage du livre, le destin de la vieille dame est indissociablement lié à celui de son pays. Elle lui a donné ses années de jeunesse, lui sacrifiant tout, elle s'est battue, intrépide soldat d'un groupe combattant clandestin, pour le libérer du joug britannique. Rachel, à l'image d'Israël, est aujourd'hui grise, sèche et barricadée, terriblement seule, violemment contestée au sein même de sa famille. Comme pour son pays, les années de jeunesse et la foi en sa légitimité ont laissé place au doute et au vacillement existentiel. Ce n'est pas la moindre qualité de ce livre virtuose bousculant les repères chronologiques et les codes de la narration que d'avoir su entrelacer avec tant de naturel le destin et la psyché des personnages à l'histoire d'Israël. D'une plume usant d'une large palette de tons, du plus cru, âpre et grinçant au plus lyrique et caressant, Zeruya Shalev, tout en abordant des thèmes essentiels — l'amour, la filiation, la mort, le deuil — reste toujours à hauteur de ses personnages. Ceux-ci, bien qu'inlassablement creusés par l'autrice, passés au tamis de son regard perçant, conservent jusqu'au bout une part de mystère. Et peut-être est-ce là, précisément, que réside la plus belle part d'eux-même.

Un immense merci à toi, Bernard, de m'avoir invitée à t'accompagner dans cette lecture. Nos échanges nourris, variés et sincères m'ont été d'un grand réconfort en ces temps de troubles et d'incertitudes où l'Histoire, avec son cortège d'horreurs, semble indéfiniment se répéter, comme si les hommes, jamais, ne tiraient la moindre leçon du passé.
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