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Critique de HordeDuContrevent


De l'art de la réminiscence sensitive…

Grâce à « A la recherche du temps perdu » j'ai retrouvé le temps lent de la lecture, celui qui permet de revenir en arrière, de lire puis de relire plusieurs fois une même phrase pour en retirer la substantifique moelle, de la noter, de la savourer, de la lire à voix haute, de poser le livre en songeant à la structure entière de l'oeuvre qui se dessine peu à peu sous nos yeux. Un temps retrouvé pour soi, salvateur, permettant de suspendre la frénésie livresque qui ne manque pas de nous menacer ici et de nous ensevelir tant nous sommes passionnés. Ce livre n'autorise pas une lecture rapide au risque de passer totalement à côté.

« J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance ».

Ce qui s'est peu à peu imposé à moi, dessiné devant mes yeux, fut une construction étrange en trois éléments assez distincts, quoique liés. Il me plait d'évoquer une figure géométrique, voire, pourquoi pas, un animal chimérique.
Il y aurait tout d'abord une tête, porte par excellence des sens, multiples dans notre cas, un ensemble vaporeux et onirique, d'une beauté renversante, doté d'un regard qui vient vous vriller le coeur, vous sonder, explorer vos propres sens ; puis un ensemble plus carré, plus descriptif représentant une sorte de corps où bat un coeur envouté, soutenant l'oeuvre, la contextualisant, et enfin une petite queue en panache tel un bouquet final permettant de donner du sens à l'ensemble. le tout recouvert d'une toison liant ces trois parties, un fil conducteur, celui du sentiment amoureux et de la crainte de la perte de l'amour, et des souvenirs associés. Voilà comment je me représente ce premier tome de la recherche, naïvement et instinctivement.

La première partie, « Combray », se déroule quinze ans après sa deuxième partie « Un amour de Swann ». Nous y découvrons le narrateur, Proust lui-même, qui évoque ses souvenirs d'enfance en Province, à Combray notamment, dans une dilatation, une confusion, une rétractation, parfois une ronde donnant le tournis, de l'écoulement de la temporalité.
La chronologie linéaire est éclatée, seules les sensations, décortiquées de façon étonnante, sont des repères dans ce passé, sensations ayant le don de ralentir ou d'accélérer le temps subjectif et psychologique. Les sensations sont d'une précision à la fois chirurgicale, décortiquées au scalpel, tout en étant étonnement poétique tandis que la temporalité est, elle, confuse et imprécise, aucune date n'étant donnée. L'âge du narrateur qui attend avec douleur le baiser maternel le soir et qui trempe sa madeleine dans la tasse de thé donnée par la tante Léonie, est juste supposé, une dizaine d'années peut-être mais ayant gardé cette habitude enfantine du baiser du soir, habitude qui a le don d'agacer profondément son père…Quel âge a-t-il d'ailleurs lorsqu'il se souvient ensuite de ces scènes ?
Entremêlement vaporeux du temps, loin de la linéarité du temps calendaire, et étincellement des sensations comme seuls points fixes et brillants telles des pépites dans ce temps proustien, voilà comment se caractérise cette première partie qui m'a totalement subjuguée et captivée. Sans oublier les repères géographiques qui eux aussi sont particuliers comme ils peuvent l'être à hauteur d'enfant pour qui les distances sont déformées, l'espace ayant lui aussi une action sur le temps et les sensations…
Il y a tout d'abord cette confusion des chambres à son réveil, le temps de se réveiller, de se glisser de nouveau dans la temporalité, de reconstituer l'intégralité de son corps, de remettre les meubles à leur place, les fenêtres aux bons endroits, trouble merveilleusement dépeint par Proust. Est-il dans sa propre chambre, dans celle de la maison de tante Léonie, dans une autre encore ?
Alors que la nuit abolit le temps et donc les lieux, le réveil nous remet progressivement sur les rails du temps linéaire et restitue par là même le lieu de notre présence.
« Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes ».
A cela s'ajoute les frontières du domaine de l'enfant, autour de sa maison à Combray, il n'y a que deux chemins de balade ayant chacun des durées différentes, l'un étant plus long que l'autre, le plus court étant du côté de chez Swann et le plus long, du côté de Guermantes. le premier permet des rencontres dans le village, le second autorise la famille à aller s'aventurer en pleine campagne. le premier est idéal en cas de temps incertain, le second est toujours rempli de soleil.

Dans cette première partie, très nostalgique, nous découvrons un enfant particulièrement sensible et d'une belle et incroyable imagination. Nous faisons la connaissance par ailleurs de Swann, ami de la famille dont on évite les abords de la propriété de peur d'y rencontrer sa femme, nous faisons également connaissance de sa tante Léonie, malade gardant toujours la chambre mais qui occupe une grande place dans la vie de la famille, de sa grand-mère qui aime se promener sous la pluie, de Françoise la fidèle cuisinière, de certains habitants du village. Sont évoquées également les longues promenades avec ses parents, mais aussi son goût très important pour la lecture et l'écriture. le baiser du soir tant attendu et la fameuse Madeleine y sont des moments forts et très connus de cette partie, nous pourrions y ajouter la description absolument magnifique des nymphéas le long de la Vivonne, lors d'une balade du côté de Guermantes, ou encore la découverte par hasard de l'homosexualité féminine lors d'une promenade solitaire. Dans toutes ces scènes, c'est à partir d'un goût, d'une odeur, ou d'une silhouette, par les cinq sens et le corps enfin, que le narrateur se souvient, qu'une foule d'éléments du passé revient à son esprit.

Swann est le fil conducteur qui va relier la première et la seconde partie. Ami de la famille à la fois aimé et un peu méprisé du fait de sa condition sociale que la famille pense, à tort, modeste et de son mauvais mariage, sa présence dans les souvenirs du narrateur est associée à l'obstacle, celui par qui, du fait de sa présence auprès des parents en soirée, bouscule le sacro-saint baiser maternel du soir qui est alors retardé, voire refusé, écourté au mieux au grand dam de l'enfant qui attend ce moment, inlassablement, toute la journée.

La deuxième partie se focalise ainsi sur Swann faisant disparaitre le narrateur, ce qui n'a pas manqué de m'étonner. C'est une partie indépendante, qui a même fait l'objet d'un livre à part. Même si j'imagine que nous pouvons le lire de façon indépendante, certains personnages seront ensuite présents dans la Recherche comme, par exemple, la fameuse Odette.
Charles Swann, jeune homme, vit alors dans la capitale. Riche collectionneur d'objets d'art, il fréquente les cercles bien fermés bourgeois. Au sein de celui des Verdurin, riches bourgeois mécènes qui aiment réunir tous les soirs chez eux des artistes, fidèle parmi les fidèles, nous le voyons tomber fou amoureux d'une cocotte, d'une mondaine, Odette de Crécy, véritable passion le consumant à petit feu lorsque cette femme va peu à peu, après avoir su habilement l'embraser, se servir de lui, de son argent notamment. Elle va beaucoup faire souffrir Swann avec ses infidélités, lui, se consumant de jalousie de façon passive de peur de la perdre. Puis enfin, lassé par les nombreuses infidélités d'Odette, Swann va recouvrer sa liberté, s'étonnant d'avoir été ainsi amoureux de façon obsessionnelle d'une femme qu'il n'a jamais vraiment aimée constate-t-il avec le recul et qui ne lui plaisait même pas.

Cette partie, au-delà d'observer avec une minutie incroyable le processus de construction puis de déconstruction amoureux, est riche d'enseignement sur le milieu bourgeois parisien du début du XXème siècle. Marcel Proust dresse le portrait des salons mondains de son époque tout en se moquant, à travers notamment le personnage de Madame Verdurin qui est pathétique et absurde. Etude vivante à la fois sociologique et anthropologique, les sens ne seront pas écartés de l'analyse, même s'ils ne sont pas aussi centraux, comme le prouve l'effet lancinant et hypnotique de la musique dans la construction du sentiment amoureux, la sonate de Vinteuil revenant tel un leitmotiv, cimentant la complicité du couple qui l'a écouté pour la première fois ensemble.
Alors que la première partie est extrêmement sensorielle et ne porte que sur les souvenirs du narrateur enfant, souvenirs guidés par tous les sens, dans cette partie, les mondanités le disputent aux réflexions philosophiques, l'analyse sociologique à l'histoire d'amour, le tragique à l'humour, la gravité à la légèreté.

Dans la troisième et dernière partie, Nom de Pays, nous retrouvons le narrateur alors âgé d'une douzaine d'années. Malade car de constitution très fragile, il a dû renoncer à un voyage à Venise auquel il rêvait depuis longtemps. Au cours de ses promenades aux Champs-Elysées avec Françoise, il rencontre Gilberte , la fille de Charles et d'Odette Swann (Charles et Odette ont fini par se marier en effet), qu'il revoit régulièrement, nouant un amour qui ne semble pas vraiment partagé. Là encore, indirectement, Swann est présent en filigrane dans cette troisième partie. C'est en effet ici au narrateur de vivre à son tour un amour compliqué, impossible, ce qui fait de cet enfant un double de Swann, un alter ego. Nous comprenons alors pourquoi Swann occupe une place si importante dans ce premier tome de la recherche.

« On n'aime plus personne dès qu'on aime ».

L'écriture, constituée de longues phrases, comportant le plus souvent une imbrication de propositions, est certes exigeante et nécessite parfois plusieurs lectures, soit pour bien comprendre soit pour déguster le style de Proust, mais permet, de par sa précision, ses étonnantes métaphores, ses circonvolutions, de faire surgir des images tout bonnement stupéfiantes et marquantes.

« Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l'avait heurté, suivi d'une ample chute légère comme de grains de sable qu'on eût laissés tomber d'une fenêtre au-dessus, puis la chute s'étendant, se réglant, adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle : c'était la pluie »

« Comme dans ce petit jeu japonais où l'on trempe de ténus bouts de papiers qui, aussitôt plongés dans le bol, s'étirent, se contournent, deviennent des fleurs, des personnages, toutes les fleurs de son jardin, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église, et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardin, de sa tasse de thé ».


Du côté de chez Swann, publié en 1913, est donc le premier roman du cycle A la recherche du temps perdu. Ensemble autobiographique dans lequel Marcel Proust se met en scène, les milieux mondains de la Belle Epoque sont mis à l'honneur et moqués, prétexte pour, en réalité, mettre en lumière la mémoire et la manière de retrouver son passé, notamment grâce aux sens. Si la première et la troisième partie, les deux ensembles dans lesquels le narrateur se met en scène, m'ont épatée tant par leur écriture que par leur manière de convoquer les sens, la seconde partie, de nature plus sociologique et anthropologique, m'a un peu moins séduite du fait de quelques longueurs, même si l'analyse de la passion amoureuse, de sa naissance, en passant par son acmé et sa fin, est fascinante.
Ce livre est la recherche d'un temps perdu, celui d'un temps non linéaire, pas assassin et éternellement présent. Celui des souvenirs resurgissant sans cesse grâce à l'activation des sens au point de constituer un présent éternel, quasi mythologique. Celui de l'amour que l'on voudrait éternel, qu'il soit maternel ou amoureux.

Un roman nostalgique, à l'image de Swann, rempli de loisir, parfumé par l'odeur du grand marronnier, des paniers de framboises et d'un brin d'estragon…Un roman inoubliable.


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