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Critique de VincentGloeckler


Quand la BD documente, témoigne et, parfois, s'engage…
Au moment où les massacres commis à Gaza et la guerre menée en Ukraine par les Russes redonnent toute leur actualité aux notions de crime contre l'humanité et de génocide, « Retour à Lemberg », la BD (Delcourt, tout juste parue en avril 2024), scénarisée par Jean-Christophe Camus et dessinée par Christophe Picaud, qui s'inspire du récit éponyme de Philippe Sands (Albin Michel, 2017), tombe à pic pour rappeler comment ces notions sont apparues et ont été intégrées au droit international. L'enquête, à la fois familiale et historique, menée par Philippe Sands, lui-même avocat et spécialiste de Droit international (il a notamment collaboré à la création de la Cour Pénale Internationale et travaillé sur le cas Pinochet, pendant l'exil en Angleterre du dictateur chilien, accusé de crime contre l'humanité par un juge espagnol), donne une formidable matière à ce « roman » graphique, un gros pavé de près de 300 pages mais qui se dévore d'une traite, un document plein d'intérêt pour réfléchir aussi sur notre présent, une histoire rehaussée par un trait réaliste et précis, en noir et blanc, qui confère toute sa force à l'évocation des décors de l'Europe du vingtième siécle et aux expressions des différents personnages, acteurs ou victimes des tragédies historiques qui s'y jouèrent.
Invité à Lviv, en Ukraine, à l'automne 2010, pour y donner une conférence à l'Université sur les thèmes des crimes contre l'humanité et du génocide, Philippe Sands se rappelle que cette ville (qui a connu de multiples changements de nom au gré des on appartenance à l'Empire Austro-Hongrois, puis de son occupation par les Polonais, les Russes, les Allemands, avant de devenir ukrainienne) a été le berceau de sa famille, son grand-père y ayant vécu une bonne partie de son enfance. Il découvre aussi qu'y sont nés Hersh Lauterpacht, le créateur du concept de « crime contre l'humanité », et Raphaël Lemkin, qui se battit pour faire reconnaître la notion de « génocide » dans le Droit international… Drôle de coïncidence, qui réunit le destin familial et les objets juridiques favoris de l'avocat, ses thèmes d'études et ce qui nourrit son travail d'accusation ou de défense auprès des Cours internationales !
Commence alors une double enquête sur l'itinéraire de son grand-père, Léon, qui le mena, juif fuyant les persécutions de Lemberg à Paris, en passant par Vienne, et sur les parcours respectifs d'Hersh Lauterpacht et de Raphaël Lemkin, eux-mêmes exilés en Europe occidentale ou aux Etats-Unis, en conséquence de la politique d'extermination des Juifs menée par les Allemands. Interrogeant des membres de sa famille, des voisins ou des proches qui ont connu ses grands-parents, retrouvant tous les témoins possibles (et on admire ce travail de fourmi, qui voudrait ne laisser aucun détail de leurs histoires dans l'ombre, comme, par exemple, quand Philippe Sands part sur les traces de Miss Elsie Tilney, qui n'aura été que l'accompagnatrice de Ruth, la mère de l'auteur, lorsque celle-ci quitta Vienne pour rejoindre son père Léon à Paris… Mais cette Elsie devient ici une figure représentative des femmes résistantes et courageuses de l'époque !). Au-delà de cette quête généalogique, émouvant voyage dans les souvenirs familiaux, et des recherches menées autour de la carrière des deux grands juristes, dont les travaux trouvèrent un premier aboutissement au Procès de Nuremberg, la BD de Jean-Chistophe Camus et Christophe Picaud offre un tableau saisissant de l'Europe entre le début du vingtième siècle et les années soixante, montrant comment la montée du nazisme, la Shoah et les ambitions des différents États en conflit ont pu bouleversé toutes les sociétés traditionnelles du continent. Philippe Sands, et ce n'est pas le moins intéressant dans son récit et cette version graphique, a poussé son souci d'exhaustivité dans l'enquête jusqu'à rencontrer Niklas Frank, le fils de Hans Frank, un juriste proche d'Hitler, devenu l'un des principaux dirigeants de sa politique en Pologne et, bientôt, un artisan majeur de la Solution finale… Ce qui restera, surtout, de la lecture de cette bande dessinée passionnante, c'est l'âpreté des débats, avant et après Nuremberg, autour des notions de crime contre l'humanité et de génocide, le combat acharné et parfois mal récompensé de Hersh Lauterpacht et de Raphaël Lemkin pour en faire reconnaître la pertinence. Une cause dont on voit bien qu'elle n'est toujours pas, aujourd'hui, gagnée… Une raison de plus de se plonger dans ce livre pour retrouver l'origine de ces concepts-clés du droit international !
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