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Critique de Aquilon62


Très belle découverte que cet ouvrage dans lequel l'auteure s'est fixé comme un projet audacieux : d'établir une alchimie équilibrée de fidélité au texte original d'une part et un idée novatrice d'autre part, la transposition de la focalisation du narrateur de l'extérieur vers l'intérieur, d'un récit masculin d'Ulysse, à la narration féminine, par des femmes, mortelles ou divines, que le héros rencontre au cours de son voyage ; des figures qui, de plus, étaient déjà des protagonistes à part entière du poème homérique, et donc capables de devenir des personnages intemporels.

En leur donnant une voix autonome afin qu'elles puissent décrire « leur » personnage d'Ulysse, à travers leur vision, leur relation avec lui.

Le résultat est réussi : celui d'interpréter des sentiments et des émotions que l'homme, de son propre point de vue, ne pouvait pas imaginer dans toute leur portée, et en même temps nous donner une image encore plus profonde et multiforme de ce héros.

Parce que, après tout, même si elle est racontée par Pénélope, Circé, Calypso et les autres, l'Odyssée est toujours, dans les pages écrites par Marilù Oliva, le poème d'Ulysse, l'homme d'une ingéniosité multiforme, le dernier des héros grecs, un hommage aux aèdes qui, au fil des siècles, ont transmis oralement les splendides vers, parce que le style narratif moderne, fluide et raffiné utilisé par Marilù Oliva, reflète avec une douce musicalité le rythme de la poésie grecque. Il semble presque que chaque phrase se déroule lentement, comme un fil si ténu. C'est un flux doux, qui monte parfois en flèche lorsque la narration monte en tonalité, se met en colère, puis languit à nouveau, avec une douceur humble.

Tous les personnages narrateurs, à la fois la délicate Nausicaa, la fière Pénélope, la passionnée Calypso, l'ironique Circé, la sirène impitoyable Parthenope, la résignée Euryclée , et même la déesse Athéna qui intervient trois fois dans des intermèdes entrecoupés des histoires des autres, racontent tous les faits, tranquillement, à distance de temps et de lieu, mais toutes, quand elles parlent d'Ulysse, de l'homme, de sa personnalité, de ce qu'ils partageaient, tremblent d'émotions profondes et ardentes, qui expriment cette éphémère humanité, que l'ancien poète voulait chanter avec cette oeuvre, contrairement à ce qu'il avait chanté dans l'Iliade, héros et dieux, guerres et gloire, mort et honneur.

Et c'est bien ce qui différencie l'Iliade de l'Odyssée. Ce voyage dont les différentes étapes du périple d'Ulysse, où vont voir sans cesse alterner la double menace qui pèse en permanence sur le héros : celle des monstres, celle de l'oubli.

Ici, Ulysse ne parle jamais sur un ton ambitieux :
« Mais Ulysse l'arrête. Montrer de la joie devant tant de défunts est sacrilège : on peut seulement accueillir la paix du coeur, et se rappeler que personne ne sort vraiment vainqueur d'une guerre », dit-il à Euryclée, il ne parle pas d'honneur et de gloire, mais de nostalgie, de famille, de foyer, de retour.

C'est ce que tout le monde rapporte unanimement à son sujet : l'envie d'interrompre le voyage, de s'arrêter, de rester. La fatigue, le besoin de retrouver les affections négligées, le sentiment de perdre des moments précieux à côté de personnes qui ont toujours fait partie de lui et que lui, bien qu'il ne les ait jamais oubliées, a laissé aspirer trop longtemps. En même temps, cependant, dans toutes les histoires, l'image d'Ulysse reste celle d'un homme fort et fier, jamais faible, même pris dans les larmes et l'angoisse. Oui, le héros pleure, mais ce cri n'est pas de la fragilité, c'est de la sensibilité, une expression de cet immense amour pour ceux qui l'attendent depuis près de vingt ans.

Ce livre procure un sentiment étrange celui de découverte, comme si l'on écoutait l'histoire pour la première fois (les aèdes comme Homère racontaient leurs poèmes), car chaque personnage palpite d'émotions nouvelles, inattendues et pourtant connues par la lecture du texte original : l'amertume de Nausicaa pour le héros dont elle est tombée amoureuse mais qui sait qu'elle ne peut pas le garder pour elle, le désir de Calypso en proie à un sentiment passionné qu'elle n'avait jamais connu auparavant, la fidélité de Pénélope, sa ruse, son ingéniosité à l'image de celle de son mari, la résignation amère du sort des sirènes, ce ne sont que quelques-uns des sentiments qui étaient cachés dans ces personnages, que l'ancien poète avait certainement pris pour acquis, mais qui sont restés cachés par le voyage d'Ulysse.

Ici, l'auteure a plutôt voulu attirer l'attention sur ces passions, les laisser sortir, permettre aux protagonistes de les exprimer au monde. C'est pourquoi nous lisons ou relisons l'Odyssée racontée par Pénélope, Circé, Calypso et les autres, comme quelque chose de fidèle à l'original, mais aussi de nouveau et de fascinant à la fois.

Nausicaa, face à l'apparence sauvage et presque bestiale d'Ulysse, n'est pas aussi effrayé que ses servantes : « Incapable de m'enfuir, je le regarde avec humanité, car je sais que je pourrais être à sa place. Son coeur est reconnaissant, je sens sa gratitude me traverser telle une lance[...]. Aucun migrant n'est un homme quelconque, aucun ne mérite d'être ignoré. Derrière chaque exilé se cachent des histoires que nous devrions écouter avec attention, parce qu'elles peuvent renverser tous les préjugés. ».

Circé, avec sa sensualité clin d'oeil, avec un détachement de l'humanité lucide, presque amusé, voit avec une grande clarté ce qui, au-delà du charme multiple, rend Ulysse spécial : « Mais il y a quelque chose de plus en lui : ce ne sont pas seulement son charme, son corps solide, son héroïsme et la patience avec laquelle il a supporté les pièges de l'ailleurs, c'est aussi son esprit, capable de se frayer un chemin dans le sillage des catastrophes et de tirer le meilleur de la plus fine poussière. Il sait imaginer ce que réserve le destin, deviner les probabilités et prévenir les réactions de l'âme humaine. Il sait calculer, réinventer, écarter les contretemps. Et il sait aussi, au besoin, se laisser aller en déployant sa plus profonde essence humaine. Ces talents réunis ne peuvent échapper à un bon observateur ». C'est la description la plus parfaite et la plus exhaustive de la polyvalence d'Ulysse, qui est beaucoup, plus qu'une simple ruse. Et toujours Circé semble poursuivre le discours d'Athéna sur l'incompréhension pour les dieux de la peur de la mort qui saisit les hommes, quand, un instant, dans Ulysse elle reconnaît « je reconnais en lui l'horreur que les humains ont de la mort. Je voudrais le rassurer et lui dire que les mortels sont aussi effrayés par la mort que nous, les immortels, le sommes par l'éternité. C'est un paradoxe sans issue : ne pouvant en éprouver aucune des deux, les vivants sont doublement écrasés. Nous, les divins, sentons la mort souffler sous notre nez, au point d'être presque agacés qu'elle nous ignore. C'est pour cela que nous demandons aux hommes des sacrifices où le sang est versé – des animaux égorgés sur les pierres sacrées de nos autels, pour que nous soit donnée, pendant le bref temps de la liturgie, l'illusion magnifique de la caducité. ».

Euryclée, la vieille nourrice d'Ulysse, semble presque s'excuser pour sa condition d'esclave, tout en laissant échapper une étincelle d'orgueil, presque imperceptible mais sensiblement expressive d'une conscience morale : « Nous sommes les dernières des dernières et nous avons le choix entre la déférence et la violence. Moi, j'ai opté pour la première. », et d'une conscience qui va au-delà de la condescendance : « Les hommes donnent des ordres aux femmes, comme le dictent les règles non écrites des ancêtres. Ils doivent se montrer forts et nous indiquer le chemin, même quand ils savent pertinemment que nous sommes leur étoile polaire. ».

Athéna est une déesse, l'une des plus grandes, fille de Zeus, mais ses interventions sont d'une profonde humanité : même quand elle dit qu'elle ne comprend pas les hommes, « leurs hésitations, leurs joies, leur peur de la mort », quand elle dit qu'elle ne les craint pas ou ne les désire pas et ne comprend donc même pas Pénélope : « Entre-temps la reine affligée congédie ses servantes. Une fois seule dans l'obscurité, elle éprouve une fois encore la terrible douleur de la solitude qui tourmente celle qui aime un homme devenu légende. », son ton est si éthéré et apathique qu'il semble paradoxalement empreint d'une mélancolie profonde et indicible. En exprimant son indifférence, Athéna communique une forme d'émotion poignante.

Chaque protagoniste ne parle pas seulement de lui-même ou d'Ulysse, il parle souvent des relations entre les autres, parfois il parle d'autres femmes, nous offrant, indirectement, même leurs émotions. Ainsi, par exemple, est l'analyse de la fuite d'Hélène avec Paris, cette trahison mythique qui a provoqué des massacres et de la douleur : « Quand elle avait suivi Paris, elle l'avait rendue subjuguée par cette force si invincible qui est intrinsèque aux sens, au ventre, à la peau, quelque chose qui est à mi-chemin entre l'amour et la violence. Passion. Attraction. Tourmenter. Elle n'avait même pas touché à l'idée des dégâts qu'elle allait causer (...). Je le contemple sans jugement, après tout c'est si facile à condamner, mais ceux qui ont commis des erreurs sont déjà punis par l'histoire dans laquelle ils sont emprisonnés ». Ce sentiment d'inévitabilité (rappelez-vous que pour les Grecs il y avait un destin même au-delà de la volonté des dieux), résonne aussi dans l'acceptation calme de cette vengeance sourde que Poséidon couve inextinguible depuis qu'Ulysse a aveuglé son fils Polyphème. Dans son désir de sauvegarder le héros, elle ne peut qu'essayer d'en contenir les effets : « Il y a une hiérarchie, parmi les rancunes des dieux, qui doit être respectée. »

Dans les notes finales, l'auteure rapporte avoir pris quelques libertés, mais très peu, tout en restant à l'intérieur des frontières de l'âme humaine et physique, tantôt pour des raisons pratiques, tantôt pour s'adapter au contexte, démontrant une fois de plus le travail ponctuel, consciencieux et loyal qu'elle a fait pour nous présenter ce Homère qui l'avait conquise dans sa jeunesse et qui voulait absolument qu'elle puisse faire bonne impression même auprès des lecteurs d'aujourd'hui.

Car, elle en est convaincue, «la grande force de L'Odyssée est sa capacité à se refléter dans notre actualité. Je vois peu de différences entre l'auditoire des aèdes dans l'Antiquité et le lecteur contemporain qui, bien que connaissant l'histoire, attend d'être surpris. Entre Ulysse et le migrant qui risque sa vie en mer. Entre la colère de Poséidon, égoïstement engagé dans sa vengeance obtuse, et l'indifférence découlant de l'individualisme qui nous entoure. Entre Calypso et les amants condamnés à la prison de leur solitude, entre Nausicaa et ceux qui rêvent d'un amour impossible, entre Circé et ceux qui rêvent d'émancipation, entre Pénélope et ceux qui savent que la diplomatie couplée à la clairvoyance est l'une des armes les plus puissantes dont l'esprit puisse se doter. ».

Je viens de voir qu'elle a récemment écrit un ouvrage sur le « même modèle », cette foi en nous proposant de suivre Énée et Didon, et je crois bien que je vais rempiler pour un nouveau voyage en sa compagnie et sa vision poétiquement féminine de la mythologie….
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