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Critique de afriqueah



Il voit pleurer certaines vieilles personnes de sa famille lorsqu'il entre dans une pièce. Ainsi commence ce roman, celui d'un secret de famille gardé secret à cause des circonstances tragiques, la mort de son grand oncle Shmiel, homme d'affaire prospère( à qui il ressemble)avec femme et enfants, tués par les nazis en Ukraine.
Le grand père ne parle jamais de son frère et de sa belle soeur, et des quatre filles et pour l'enfant Daniel, qui, corrélativement, voit pleurer les vieux, ces morts ne semblent pas tellement morts qu'égarés, disparus non seulement du monde, mais de la mémoire collective.
Et Daniel, puisque c'est un récit autobiographique, se tourne d'abord vers la Grèce Antique, par goût et sans doute aussi pour éviter de se sentir faire partie d'une communauté depuis toujours pourchassée. Il devient professeur d'université en littérature classique.
Or, des tas de bribes d'information nagent au dessus de sa tête, pas suffisantes pour former une organisation satisfaisante. Et puis il fait la connaissance, par hasard ou coïncidence, avec une vieille dame qui a vécu dans le village ukrainien en question.

Il découvre en lui un plaisir intense à organiser la connaissance, pas seulement l'accumulation et la mémorisation des dynasties égyptiennes ou perse, mais surtout l'ordre « imposer un ordre au chaos des faits en les assemblant dans une histoire qui a un commencement, un milieu et une fin ». Et l'histoire de sa famille , qu'il a longtemps négligé de connaître, se présente à lui comme mystère à éclaircir.

Cependant, comme Homère nous l'a montré, -ainsi que le livre de Mendelsohn, autre chef d'oeuvre, sur l'Odyssée- une histoire n'a pas à être racontée de façon linéaire, des boucles doivent intervenir pour capter l'attention, et le roman de 928 pages se lit et se relit, avec les souvenirs du grand père, figure élégante et rieuse, qui s'égrènent au fil des pages , les digressions sur les amis, les connaissances, ce que Daniel apprend ( avec nous) de la culture juive et truffé par les photos ou anciennes, ou faites par son frère Matt.
Plus que des boucles, les chemins de la mémoire sont sinueux, et nous, lecteurs, nous devons faire attention, ne pas oublier les détails, revenir sur notre lecture, rapprocher aussi les photos de la page 45 avec l'évocation de cette photo page 20, 50 et 420, par exemple, et essayer de faire marcher notre tête en lisant.
Mendelsohn s'interroge et nous fait nous interroger, sur ce passé qu'il va rechercher, après le suicide de ce grand père dont la grande tragédie a été la mort de son frère. Les morts sont encore plus morts quand on ne sait rien d'eux, et que leur mémoire reste dans un flou correspondant en quelques vagues mots. Se souvenir d'eux, c'est en quelque sorte les sauver de l'oubli donc de la mort.
Les boucles, l'auteur les fait en analysant la bible hébraïque, le Pentateuque de Moise, la création du monde, Adam et Eve, Caïn et Abel, le déluge, la terre promise, et l'arbre de la connaissance: de là sa fierté de remplacer le chaos et le vide par la plénitude et l'ordre, mais aussi une certaine douleur lorsque il apprends parfois trop tard et que ce qu'il apprend ( les drames, la trahison)ne lui font pas de bien et pourtant cette connaissance est irréversible.
C'est donc avec la honte de s'intéresser trop tard, après la mort de son grand père, à l'histoire du peuple juif et celle de sa famille, et avec la nécessité d'ordonnancer le peu qu'il sait, d'apprendre l'hébreu, et de décider de rechercher dans les sites généalogiques juifs, que Daniel continue ses recherches non seulement dans le village d'Ukraine où s'est déroulée l'extermination et en particulier celle des membres de sa famille, mais aussi à la poursuite des survivants capables de dire ne serait ce que des détails sur le drame, en Australie, en Israël, au Danemark.

« Il y a tant de choses que vous ne voyez pas vraiment, préoccupé comme vous l'êtes de vivre tout simplement ; tant de choses que vous ne remarquez pas, jusqu'au moment où, soudain, pour une raison quelconque- vous ressemblez à quelqu'un qui est mort depuis longtemps ; vous décidez tout à coup qu'il est important de faire savoir à vos enfants d'où ils viennent- vous avez besoin de l'information que les gens que vous connaissiez autrefois devaient toujours vous donner, si seulement vous l'aviez demandée. Mais au moment où vous pensez à le faire, il est trop tard. »

Tout n'est pas simple, en plus de ce sentiment d'irrévocable temporalité. Des messages lui arrivent, ne correspondant pas à ce qu'il croit savoir, le doute s'installe (combien Shmiel avait-t-il de filles, deux, trois ou quatre, ainsi que l'affirment certains?). La volonté de croire telle ou telle évocation recouvre parfois l'histoire du monde telle que l'on nous l'a racontée, l'esprit a besoin d'intégrer des données parfois fausses mais correspondant aux histoires précédentes. En particulier, l'histoire rassurante d'une famille unie ne peut elle pas être en réalité l'histoire de Caïn et Abel, celle de la jalousie de l'ainé qui est moins aimé de Dieu et tuera son frère cadet, jalousie que Daniel rapporte à son expérience de petit garçon ? La proximité de frères crée souvent un désir de fuite. Plus encore, comme dans la Bible, « il existe des forces très sombres qui rôdent et n'ont besoin que de la plus simple excuse pour remonter à la surface et exploser dans la violence.»

Autre contrariété, l'inutilité de ces voyages ne peut être occultée. Et l'auteur à la fin de son livre nous fait douter du bien fondé de sa recherche, durant des pages il doute et nous fait attendre, il n'arrive pas à refermer la boucle, un peu comme dans un repas copieux, on attend le désert qui ne vient pas, peut être n'y aura t il pas de dessert.

Mais si, il y a aura du dessert, et une réflexion unique sur la Genèse, la volonté de Dieu de détruire les hommes par le déluge, notre désir de croire sans faire attention à la réalité, le fait que l'on ne peut pas oublier qu'il y avait des polices juives, qui savaient qui était qui et où, et qui dénonçaient, c'était leur boulot. Réflexion aussi sur la trahison en ce cas mortelle, la recherche du passé « ne te retournes pas », laisse les morts, ou bien, ce que fait Daniel Mendelsohn, redonne vie aux disparus qui par la force de son livre, ont un visage, une stature, une voix même « fière, désespérée, dictatoriale, amère, pleine d'espoir, épuisée, troublée »Une vie certes courte, mais dont l'ampleur nous encourage, nous, pauvres humains, à poursuivre la nôtre.
Livre unique, qu'après plusieurs lectures me laisse encore plus ébahie de sa culture (évocation de l'amour de Didon et Enée et de l'abandon d'Enée qui brise le coeur de Didon), par ses questions, (pour sauver ma famille, serai,-je entré dans la police juive ?) par la succession de « coïncidences », qui prouvent que le chemin est juste et par sa quête elle même, admirable comme l'écriture qui la raconte.
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