Je crois que j'ai compris.
Un rêve américain.
Un-Rêve-Américain.
"Comme je reposais le savon, je sentis son poids vivant dans ma paume, puis j'entendis un léger bruit mou quand il rencontra la céramique. J'aurais contemplé ce bruit pendant une heure entière. de même avec la chemise. Quelque chose était en train de me démontrer que je n'avais jamais compris la nature d'une chemise."
Contempler un bruit. Comprendre la nature d'une chemise. Il ne fallait pourtant pas chercher trop loin : eh, c'est écrit dans le titre ! le mec rêve, et ça se passe en Amérique, c'est donc
un rêve américain. Comme l'Etranger, de Camus, qui ne se passe pas en Amérique mais raconte un peu le même genre de rêve : le mec dort dans la journée, il rêve, il a trop chaud, la lumière du soleil par la fenêtre lui pourrit les paupières, il est fatigué, il tue un gars, passe en procès, va être exécuté... Et s'il est étranger à tout ça, c'est juste que c'est un rêve et qu'il se réveillera crevé, sans doute, en sueur, sans doute, mais soulagé de garder la tête sur les épaules.
Comme le film Duel de Spielberg. Un cauchemar. On ne voit jamais le conducteur du camion. On frôle la mort mais elle n'arrive jamais. On veut fuir mais la voiture ralentit. On ne comprend pas pourquoi le gars fait ça. Mais au moment du clash final on se réveille et tout s'apaise.
Un rêve, un mauvais rêve, un cauchemar : avec cet angle, les trois oeuvres prennent tout leur sens.
Intéressant, ya pas. Bon, je reprends ma lecture. D'un oeil neuf.
Les enfants, cette révélation change tout.
Un régal.
L'homérique, la dantesque scène de cul de la page 60, tout s'explique soudain et du coup, se savoure. Je pensais au début : c'est de la haute littérature mais qui se la pète un peu, avec ses facilités lyrico-glauques, et surtout ses vagues surréalistes un rien faciles. La terre est bleue comme une orange, d'autres l'ont fait avant, même moi je peux le faire…
Je ne le juge plus comme ça, à présent que je "sais". Comme pour l'Etranger, le léger agacement que je ressentais s'est évaporé suite à cette découverte. C'est du grand art qui nous retranscrit l'étrange atmosphère des rêves, c'est très fort. Tout hante ce héros durant les 36 heures que dure "l'action". L'épuisement, notamment. On est crevé pour lui. "Dormir, mourir, juste dormir" comme dirait un héros shakespearien. Tout le hante, l'appel du vide, l'enfant à faire ou non, la jalousie en coups de poignard passagers, l'infinie tendresse mais qu'il s'empresse de refuser, l'alcool qui dissout ses veines et son cerveau, la possibilité d'un amour, l'envie de dormir, la rédemption impossible, les regards en coin des policiers, le parapluie de Shago…
Et ça pue. Il insiste beaucoup sur les odeurs, ça ne peut que toucher la parfumista que je suis, auteur notamment du topic "Fleur de calbute" qui répertorie avec toutes les stars de BT les odeurs trouduculières, animales, faunes, orgasmiques, ondiniques ou pédestres, transpirantes et autres fêtes du slip qu'on retrouve dans les parfums qui osent. Car il évoque les odeurs de mort, d'excréments, de charogne, de stupre, d'égout… Et puis la sueur et la tambouille en odeurs émanant des flics qui le serrent (de près, à nous faire suffoquer, nous aussi). Son nez lui raconte quantité de choses, il y a rarement des odeurs dans les rêves, lui en fait presque des personnages intervenant dans son délire semi-cauchemardesque. Pour ajouter une grosse couche à l'oppression qu'il ressent. Mourir, juste dormir. Ou vivre. Un vrai Hamlet, ce Rojack.
Norman Mailer a un jour attaqué sa femme avec un couteau, ce geste est resté dans son bras, dans sa plume. La guerre aussi a frappé, images qui s'incrustent et ne veulent pas partir. Tant de tourmente.
Et puis j'ai lu quelques indices semés qu'un autre évènement a peut-être ajouté une couche à son mauvais rêve. Très curieux :
Pour commencer le livre, une première phrase qui est venue me cueillir, moi qui sortais de trois millions de bouquins sur les Kennedy et ne m'attendais pas à les retrouver ici : "Je rencontrai Jack Kennedy en Novembre 46. Héros de guerre, tous les deux, et nouveaux élus au Congrès". Il évoque Jack un peu plus tard, sans que ça ait vraiment de rapport avec ce qu'il raconte. Vers la fin du livre, c'est le père qui reçoit un appel de Jack. Et en toute dernière page, quand le héros trouve une cabine téléphonique et appelle, on lui répond "Alors, hello chéri, je pensais que tu n'appellerais plus. C'est plutôt calme en ce moment, et les filles sont très bien. Marilyn te dit hello. On s'entend bien, c'est bizarre, car les filles ne pigent jamais." Ca n'a aucun rapport avec l'histoire et il appelle une femme, pourtant ça pourrait être un commentaire amusé de Jack Kennedy à un vieux copain, à propos de toutes ses maîtresses, dont Marilyn qui avait d'intéressantes discussions avec lui… le livre finit six lignes plus bas. Et on voit après le point final de l'étrange rêve, comme une lettre datée : "Provincetown, New York - Septembre 1963 - Octobre 1964".
Kennedy s'est fait assassiner en novembre 1963, deux mois après que Mailer a commencé son roman. La gifle a été terrible pour toute l'Amérique, et même pour la terre entière, je veux bien imaginer que quand on a côtoyé ce charmant garçon au sourire éclatant et à l'aisance irlandaise, irrésistible, timide, attachant, qu'on a suivi de près son parcours jusqu'à la présidence, et qu'on apprend comme tout le monde sa mort, il y a de quoi gamberger douloureusement dans ces ondes morbides, à essayer de digérer l'indigeste réalité.
En 1974 et en 1980
Norman Mailer écrit deux livres sur
Marilyn Monroe. En 1995 il écrit la biographie de Lee Harvey Oswald, réputé être l'assassin de Kennedy. Que l'ombre du jeune et beau président, compagnon jadis de beuveries et de drague, vienne aussi hanter ce rêve américain, ça tombe presque sous le sens… Et tiens maintenant que j'y pense, le héros s'appelle Rojack. Raw-Jack.
J'adooooore ce genre de mystère.
Presque envie de me replonger dans cette épuisante aventure onirique, pour y déceler des choses que j'aurais ratées…