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Critique de clesbibliofeel


12 avril 65 après Jésus-Christ, à sa villa de Nomentum située à une vingtaine de kilomètres de Rome, juste après le déjeuner, le philosophe Sénèque, conseiller de l'empereur, voit arriver une cohorte de soldats. Leur chef lui annonce qu'il est chargé d'apporter la nouvelle de sa mort au palais avant le soir. Il lui laisse le temps de mettre ses affaires en ordre. Avant de se trancher les veines, Sénèque utilise l'après-midi pour écrire une ultime lettre à son ami Lucilius, dressant le bilan de sa vie. Durant quinze années, il a été le précepteur, puis le conseiller et même l'ami de celui qui exige désormais sa mort : l'empereur Néron. Parce qu'il vit ses dernières heures, Sénèque peut enfin tenir un discours de vérité sur son élève. Dans cet ultime moment d'introspection, le philosophe interroge la réalité de la transmission du savoir et son expérience du pouvoir. Il affronte aussi ses propres erreurs et sa compromission dont il a tiré honneurs et fortune. Marianne Jaeglé fait revivre le stupéfiant face-à-face entre un philosophe épris de vertu et un un jeune homme imprévisible dont la vraie nature se révèle peu à peu.

Si Sénèque a pu se sentir l'ami du Prince, Marianne Jaeglé pourrait bien être l'amie de Sénèque... Son roman en fait un personnage attachant, elle nous le rend incroyablement proche. Condamné à l'exil en Corse pendant huit ans, Sénèque rentre à la demande d'Aggripine afin de développer les talents oratoires de son fils et le préparer au grand destin qu'elle lui construit à coups d'intrigues. Elle parvient à écarter le prince légitime Britannicus. Néron devient empereur à dix-sept ans en l'an 54 mais soumis à la volonté de cette mère ambitieuse et tyrannique. L'empire romain connaîtra cinq ans de paix et de prospérité sous l'influence modératrice de Sénèque et du préfet du prétoire Burrus, avant que le despote ne décide de prendre tout le pouvoir à son compte, son règne impitoyable dorénavant associé à d'innombrables crimes.

En postface « Comment et pourquoi j'ai écrit L'Ami du Prince », Marianne Jaeglé raconte la tentation d'écrire sur Néron qui la passionnait, y ayant d'abord renoncé du fait de temps trop lointains et d'une tâche lui semblant démesurée. Puis elle dit que Sénèque a pris la parole et s'est mis à lui raconter l'histoire telle qu'il l'avait vécue. Cette parole elle l'a couchée sur le papier et, par son intermédiaire, c'est Sénèque que j'ai pu entendre tout au long de cette lettre écrite à l'attention de son neveu. Elle s'efface devant cet homme qui a cru pouvoir enseigner la vertu à l'empereur. Elle se contente d'enregistrer sa parole comme si elle était sa secrétaire, une secrétaire à l'immense talent.

Par rapport aux temps trop lointains… La parole de Marianne Jaeglé m'a paru au contraire très contemporaine. Elle part de l'histoire telle qu'elle nous est parvenue – les sources sont peu nombreuses et souvent sujettes à caution – pour en faire un roman où l'émotion joue le premier rôle avant les faits et les ressentis exacts qu'on ne peut connaître entièrement. Elle dit en postface : « Ce n'était pas Néron, mais la confrontation entre celui qui avait tenté de l'élever (dans tous les sens du terme) et lui. » C'est cette mise en regard qui est le coeur du livre, c'est celle-ci qui me parle, toujours actuelle : dans les questionnements liés à l'éducation et à la transmission de valeurs.

Elle a réussi l'impensable, nous replonger dans cette période romaine fascinante, si éloignée de notre mode de vie qu'elle est difficile à imaginer, souvent simplifiée à l'extrême avec la vision d'un Néron psychopathe… le roman redonne à celui-ci une complexité, le sort en partie de son mystère. Sénèque termine par cette question « Mais qui peut comprendre à quoi rêve les princes ? ». J'étais au côté de Sénèque, l'écriture de l'autrice parvenant à ce miracle d'abolir le temps, de faire revivre en grande partie ce qui a été effacé par les siècles. En même temps j'ai pensé aux enseignants quels qu'ils soient, qui croient comme Sénèque en leur mission, et vacillent quelquefois aux résultats incertains de leurs efforts. Pauline, la femme aimante de Sénèque voit clair quand elle lui reproche de s'accuser injustement : « Tu l'as rencontré alors qu'il avait déjà douze ans, m'a-elle rappelé. Son caractère était déjà formé. […] Tu n'as pas pu changer sa nature, a-t-elle dit encore. Il aurait fallu être un dieu pour cela, et tu n'es qu'un homme, même si tu es l'un des meilleurs ».

Ce roman m'a captivé. Il bénéficie d'une dramaturgie passionnante et l'écriture est magnifique. Il permet de s'immerger dans un monde romain qui, par ses divers périodes politiques, a encore beaucoup a nous apprendre. C'est aussi une précieuse approche philosophique du stoïcisme, un courant qui a une large place dans notre culture, notamment dans Les Essais de Montaigne et dans l'oeuvre d'André Comte-Sponville, entre autres. On ne manquera pas de penser, voir de le comparer au roman de Marguerite Yourcenar, Les mémoires d'Hadrien, immense chef-d'oeuvre écrit il y a soixante-treize ans, mais d'une toute autre nature. L'Ami du Prince embrasse des thèmes plus concrets et parviendra plus facilement à séduire tous les publics y compris, je l'espère, à ouvrir des débats dans les écoles.

« Ainsi, au moyen d'exemples choisis parmi la littérature, les arts et l'Histoire, je me faisais fort de lui apprendre à raisonner et à choisir la vertu, la justice, le bien. »

J'ai lu ce roman dans le cadre de ma participation au jury Orange du livre 2024. C'est un des 20 livres de la première sélection établie lors des échanges et votes du 26 mars. Je ne sais pas s'il sera dans la sélection des 5 finalistes le 13 mai prochain, mais il y a de fortes chances qu'il soit dans les livres que je défendrais… C'est un roman qui va rejoindre "mes essentiels". Je le garde précieusement près de moi et si je le prête, il faudra me le rendre !
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