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Critique de LaBiblidOnee


Un diamant brut que ce roman ! Que dis-je, une rivière de diamants blancs et noirs : L'atmosphère y est aussi sombre que sa banquise est blanche immaculée, ses personnages aussi pervertis qu'elle est vierge… et les éclats de pensées du narrateur coulent en phrases éblouissantes, comme le jour et la nuit de cette banquise qui est tout l'un ou tout l'autre.


« Parfois je rêve que la neige et la glace, la banquise toute entière, par fidélité à mon âme nécrosée, sont noires. Une étendue d'obscurité laquée qui s'étendrait à l'infini comme un voile de deuil givré. »


Comment oser écrire avec mes mots après avoir admiré, pendant 120 pages, la beauté, la précision, la poésie même, certes toute virile et militaire, mais non moins touchante bien au contraire, de ce récit via son narrateur Piotr ? Peut-être simplement en donnant un serti aux mots de l'auteure, laissant s'exprimer toute leur lumière, et leur matière.


« Saleté d'espoir. L'avantage de l'âge, c'est qu'on le fait taire très vite et moi je suis trop vieux pour tout, y compris cette saloperie de froid qui me craquelle la bouche, me couperose tellement la gueule que j'ai l'air d'un lutin de papier mâché roulé dans le sucre glace. »


Piotr est un militaire au passé obscur, probablement dans les deux sens du terme, habitant depuis 20 longues années sur cette banquise du bout du monde où sa fonction est de veiller… sur le drapeau national, planté là, en plein milieu d'un nulle part hostile au possible pour le commun des mortels.


« Tout ça pour un drapeau quand on y pense, et que d'autres troufions puissent pas claironner au monde que leurs bottes sont prioritaires, ce morceau-là, il est à nous, rien qu'à nous. »
« Quand on m'a parlé de cette mission tellement conne qu'elle en devenait sublime, garder un drapeau sur un glaçon, revendiquer la propriété du blanc et du vide, faut le faire quand même, c'était comme un cadeau de Dieu ou du diable qui sont l'envers et l'endroit d'une même médaille aussi ces deux-là, en tous cas ça tombait bien puisque ce que je voulais, c'était m'anesthésier, et la banquise pour ça, c'est l'idéal. »


Il accomplit sa mission avec un scientifique et deux autres militaires sous ses ordres. Mais vu que l'un de ces derniers a clamsé les mois précédents, paix à son âme, les « terriens » viennent chercher son corps bien conservé, hélitreuiller du sang neuf à la place, et larguer l'unique ravito de l'année : conserves, journaux (putain ces cons d'intendants ont encore oublié les pornos, on aimerait bien les y voir eux, privés des bordels de l'armée), sans oublier la Vodka, la seule à pouvoir endormir l'ennui, la douleur, la solitude, l'agressivité et les pulsions.


« On est tous arrivés ici pour la même raison, l'espoir d'amnésie à moins que ce ne soit d'amnistie, c'est le problème des grands mots, à deux lettres près comment savoir ? En tous cas l'espérance vénéneuse qu'à force de bouffer de la banquise, y aurait un peu d'innocence ou un truc originel bien limpide qui viendrait nous laver d'être des hommes. le faux espoir que si le temps peut servir à une chose dans nos vies de cafards, ça devrait au moins être à ça, à y rouler les choses trop laides pour être racontées et en faire un grand cigare amer qu'on fume seul, le soir, avant d'en faire retomber les cendres froides sur nos âmes jaunies. »


Or, ces maux sont difficiles à maîtriser dans un endroit où les jours sont sans nuit puis les nuits sans jour ; où les jours sans nuit vous empêchent de dormir aussi sûrement que les nuits sans jour vous font littéralement broyer du noir H24. Un huis clos en pleine nature dont aucun d'entre eux ne peut s'échapper, tout comme leurs pensées désespérantes et leurs pulsions violentes sont enfermées dans leurs têtes… Jusqu'à ce que plus personne ne puisse plus les retenir.


« La montée de la violence comme une drogue qui irriguait le corps entier jusqu'aux poings, le délicieux baiser du pouvoir, du sentiment de supériorité qui vous enfonce sa langue jusque dans la trachée et en demande toujours plus, plus loin, comme c'est bon, comme ça remplit, comme c'est jouissif, d'être celui qui domine, et puis après, la décrue, tout aussi violente, le vide sidéral, la honte. »


Mais où les drames commencent-il ? Y-a-til seulement un début et une fin, ou ne sont-ils que l'enchevêtrement de petites causes et de grandes conséquences ? L'un des éléments déclencheurs en l'occurrence est l'arrivé du nouveau militaire. On le surnomme le gosse tellement il paraît ne pas faire le poids. Pourquoi est-il là : Volontaire ou envoyé de force ? C'est que s'il ne faut surtout pas raviver le pire chez les personnes avec qui tu es isolé, il faut quand même pouvoir apprendre à se faire confiance dans ce territoire hostile, à compter les uns sur les autres pour faire face aux ours blancs, aux blessures sans hôpital etc… Mais le gosse est taiseux avec ça, à pas pouvoir compter sur lui pour animer les soirées ni répondre aux provocations. Pourtant il attend que ça Roq, le troisième et dernier militaire. le plus agressif sûrement. le plus atteint par la solitude, le manque - et la vodka.


« Pour gagner, il ne faut pas vaincre la violence mais l'aimer. » « La défaite des tendres tient tout entière dans la croyance qu'ils ont qu'on peut battre un chien enragé dans un duel au fleuret, l'espoir que la raison et la finesse pourront embrocher la violence avec de la dentelle de mots. »


Le tour de force de l'auteure, c'est d'arriver à rendre crédible sa narration au langage parlé et familier d'un vieux soldat bourru, soi-disant récalcitrant aux lettres, tout en nous faisant admirer chaque phrase : putain que c'est beau, bordel que c'est bien dit, comme dirait le narrateur. Des images fortes, des métaphores sensuelles jusque dans la violence : Cette plume trifouille au fin fond des âmes humaines, pas toujours jolies mais questionnant notre humanité. le choix charnel des mots et le ton du récit m'ont complètement séduite, et parvient à nous rendre attachant ce personnage qui ne le voudrait peut-être pas, du moins pas consciemment. Il parvient même à nous faire comprendre l'attitude des collègues moins fréquentables, tant il en parle avec la bienveillance et l'empathie de celui qui sait parfaitement ce que chacun vit et ressent. On se prend alors à penser que, pour parler avec autant de naturel poétique, brut certes, c'est qu'une belle sensibilité survit coriace sous la carapace.


« Dans un endroit comme Solak où on est quatre bonshommes obligés de frayer ensemble sur un bout de presqu'île glacée, y a un contrat tacite pendant la grande Nuit. On frôle les autres, mais on cherche pas à entrer vraiment en contact avec eux. Faut surtout pas péter la fragile bulle que chacun a soufflé autour de lui et dans laquelle il s'est enroulé pour supporter l'égouttement des jours sans lumière et du froid indescriptible qui ont piqué la vie au sol. »


Enfin, je gardais le meilleur pour la fin : On perçoit dès le départ la tension palpable qui monte entre les personnages, ainsi que la catastrophe vers laquelle chaque mot du narrateur nous amène. Ce que l'on ne sait pas encore, c'est ce qui va vraiment se produire, comment, ni même le pourquoi… Jusqu'à la fin ! Fin que je n'avais pas vu venir, tellement accaparée par les personnages, la beauté de la langue et cet univers en blanc et noir, dans lequel j'ai été totalement aspirée.


« Rien ne le retenait, on aurait dit qu'il voulait dissoudre la glace, croquer le blanc qui venait pourtant tout juste de prendre comme de bons gros oeufs en neige qui menaçaient encore par endroits de s'affaisser, parce que c'est une bête assoupie la banquise, jamais vraiment endormie, on sait pas si elle va pas cambrer le dos, s'étirer d'un coup et vous gober couillons sous la coque de sa surface. Faut pas penser à ça quand on lui chatouille l'échine, à l'idée qu'on avance sur une pellicule de quelques dizaines de centimètres d'épaisseur sous laquelle est ventousée l'énorme bouche de l'océan avec ses grosses lèvres rondes qui attendent que ça, de vous super, un peu comme celles des poissons nettoyeurs sur la vitre des aquariums. »


Beau, profond. Magistral. 120 pages qui pèseront bien plus lourd dans votre vie de lecteur. A LIRE absolument, vous m'en direz des nouvelles !
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