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Critique de berni_29


Je me suis jeté avec dévotion et gourmandise vers La Religieuse que voici, en tout bien tout honneur bien entendu. Étant agnostique, c'est avec une distance vis-à-vis du fait religieux que je suis venu vers ce roman dont j'entendais parler depuis des lustres, avec néanmoins une curiosité sans entrave.
Traînant dans les brocantes et les vide-greniers, j'ai découvert il y a quelques mois une très belle édition, un très bel objet au sens physique. L'édition du roman que je viens de lire n'est pas si ancienne que cela, - elle date de 1974, comportant notamment de magnifiques et éloquentes gravures, un exemplaire édité chez Jean de Bonnot. Je vous assure ne pas m'y être trop attarder, plus que de raison...
Et quel ne fut pas tout d'abord mon étonnement de découvrir la langue, l'écriture de Denis Diderot, que je connaissais vaguement. Sur les bancs de l'école, en culotte courte, j'avais déjà étudié Jacques le Fataliste. La langue française est tout d'abord ici de toute beauté, j'y ai senti une écriture enlevée, moderne, fluide, légère, pas étouffe-chrétien pour deux missels...
Mais il y a aussi la justesse du propos et des sentiments.
Ici le personnage principal s'appelle Suzanne, - petite pensée émue au passage pour ma regrettée et dévote maman qui s'appelait Suzanne avec laquelle ce sujet était source de petites joutes verbales mais toujours respectueuses l'un pour l'autre, et j'ai une seconde raison d'aimer ce prénom car un de mes chanteurs préférés s'appelle Léonard Cohen... Mais voilà déjà que je digresse...
Or donc, nous sommes au XVIIIème siècle, une jeune fille du nom de Suzanne Simonin est contrainte par ses parents de prononcer ses voeux au terme de son noviciat. En effet, pour des raisons de dots qui pénaliseraient ses deux soeurs, ceux-ci ont préféré enfermer leur fille au couvent. En réalité, Suzanne est une enfant illégitime et sa mère espère, en l'écartant, expier sa faute de jeunesse... C'est dans une première communauté qu'elle va rencontrer et se lier d'amitié avec une supérieure mystique, qui décèdera peu de temps après. La période de bonheur et de plénitude s'achève pour l'héroïne avec l'arrivée d'une nouvelle supérieure. Au courant que Suzanne désire rompre ses voeux et que pour ce faire, elle a intenté un procès contre la communauté religieuse qui l'accueille, la supérieure opère un harcèlement moral et physique sur Suzanne. L'infortunée subit de l'ensemble de la communauté, à l'instigation de la supérieure, une multitude d'humiliations physiques et morales. En perdant son procès, Suzanne est condamnée à rester au couvent. Cependant son avocat, Maître Manouri, touché par sa détresse, obtient son transfert au couvent Saint-Eutrope... Cette troisième étape est l'épisode le plus long et le plus fameux du récit. On y découvre l'entreprise de séduction de la supérieure à son égard... Voilà pour la trame et le début du roman, ce roman est une longue lettre, une forme de confidence où le personnage de Suzanne raconte ses malheurs, auprès d'un marquis, le marquis de Croismare, censé plaider sa cause, évoquant notamment la persécution des jeunes filles dans les couvents.
Depuis toujours, il a traîné autour des institutions religieuses féminines une réputation libertine et sulfureuse que certains blagues potaches ont longtemps moqué avec ironie.
Le saint cierge était ainsi considéré comme un objet aux multiples fonctions, même Georges Brassens en a fait état dans sa célèbre chanson, Mélanie... Et le caractère communautaire de ces institutions pouvaient transformer le plaisir solitaire en rite de partage. Ici la gaudriole n'est pas le style choisi par Denis Diderot. Les caresses ne sont pas toujours des gestes affectueux, loin s'en faut, même si le bienveillant philosophe effleure quelques vertiges sensuels ; mais l'enfermement, l'aliénation, la domination, la prédation, le malheur qui en ruisselle, sont plutôt ici le propos de l'auteur...
Je vais vous faire une confession : j'ai adoré La Religieuse. Conte grivois pour les uns, satire de la pratique religieuse en communauté pour les autres, j'y ai vu une histoire douloureuse, un beau récit bien charpenté, au-delà du libertinage et du conte satirique, on peut y voir aussi une réflexion presque intemporelle, qui nous invite à faire un pas de côté sur le temps d'aujourd'hui et le regarder avec la pensée, les yeux et les mots de Denis Diderot. La Religieuse est aussi et surtout une chaleureuse apologie de la liberté individuelle. Et ce thème, bien sûr, est totalement intemporel.
Denis Diderot était anticlérical et cette oeuvre l'est aussi par excellence, mais le respect qu'il porte au personnage de Suzanne dans ses croyances est magistral. Denis Diderot, chantre des Lumières, ne pouvait pas avoir d'autres positions que celle-ci : anticlérical dénonçant les méfaits de la communauté religieuse au sens du lieu physique qu'est un couvent et des institutions qui régissent le pouvoir politique qui leur était confiée notamment au XVIIIème siècle, mais se faisant aussi apôtre de la liberté individuelle, car La Religieuse est une ode à cette liberté de choisir son destin, celle aussi de croire ou de ne pas croire en Dieu. L'aliénation religieuse créée par l'univers conventuel y est dénoncée de manière polémique. Diderot prête sa voix et ses idées à Suzanne, qui, contrairement à l'auteur, est une croyante convaincue.
Certes Suzanne est croyante, mais elle se bat et se débat dans un milieu qui devrait être en harmonie avec sa croyance et qui se relève en définitive hostile. Il égratigne la pratique, il ne touche pas celle qui croit. Grand respect !
Ce que j'aime dans ce texte, c'est la révolte justement, la révolte d'une jeune fille. Suzanne, c'est celle qui dit non, qui désire rompre ses voeux, qui se lève au sein de cette communauté, quel merveilleux personnage féminin plein de courage en une période où le pouvoir était religieux et tenait les gens par la calotte !
Suzanne a intenté un procès à la communauté, dénonçant par son acte le bien-fondé des cloîtres et de l'univers conventuel, ce n'est pas rien, c'est délicieusement subversif... Il y a ici aussi cet avocat touché par la détresse de la jeune femme et qui va l'aider, malgré les difficultés, les forces contraires, les rebuffades, l'échec de ce procès, l'effroyable retournement collectif qu'une supérieure est capable de manipuler à l'encontre d'une seule personne. Quelle modernité dans le propos de ce récit, mes amis, et qui nous renvoie à des choses qui font écho aujourd'hui à d'autres faits sociétaux !
Le texte de Diderot se révèle ici grave et actuel.
La soeur Angélique de Diderot est morte folle à l'âge de vingt-huit ans au couvent des Ursulines à Langres. Et si Diderot n'était pas plutôt cet avocat, Maître Manouri, défendeur d'une cause presque perdue à l'époque...? Presque...

Suzanne takes you down to her place near the river
You can hear the boats go by, you can spend the night beside her
And you know that she's half-crazy but that's why you want to be there
And she feeds you tea and oranges that come all the way from China
And just when you mean to tell her that you have no love to give her
Then she gets you on her wavelength
And she lets the river answer that you've always been her lover
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